Chapitre XV

Chapitre XV

Sur la route brûlante de soleil qui s’allongeait entre les prés bordés de peupliers, deux femmes avançaient d’un pas lassé, en cette chaude journée du début de septembre. L’une était jeune encore, petite, blonde, élégante. L’autre, dont les cheveux grisonnaient, avait la tenue d’une femme de chambre. Sans cesse, elle essuyait son visage mouillé, en jetant des regards de détresse sur la route ardemment ensoleillée.

Vraiment, ma comtesse, cette course à pied, sous ce soleil, est bien imprudente ! Et pourquoi ? Pour te meurtrir le cœur à nouveau !

La jeune femme secoua la tête et serra ses lèvres sinueuses, avant de répondre :

Puisque je passais par ici, j’ai voulu connaître “son” château, “le” revoir, lui, de loin. Oh ! Mavra, tu sais que je ne l’ai pas oublié ! Remariée à ce Souminkhof que je méprise, j’adore toujours au fond de mon cœur cet homme si différent des autres — cet homme qui m’a humiliée, chassée, qui m’a fait perdre en un instant le bénéfice de mes longues manœuvres autour du vieux Rambuges. Tout à l’heure, si je l’aperçois… tiens, Mavra, tu pourras mettre ta main sur mon cœur, tu le sentiras battre comme un fou.

Les médecins t’ont cependant bien recommandé de le ménager, ce pauvre cœur, ma Nadiège. Tu n’es pas raisonnable, comme le prouve cette course en plein soleil, sur une route montante.

Nadiège dit d’une voix sourde :

Ah ! qu’importe ! qu’importe. ! Je sais bien que ma mère est morte d’une maladie de cœur, et que je mourrai probablement comme elle. J’ai trente-huit ans ; à cet âge, elle était déjà depuis longtemps dans le cimetière de Kiew. Il est vrai que mon père s’était chargé de l’y amener, par les chagrins dont il la comblait. Moi, je ne me suis pas fait de soucis, jusqu’au jour où j’ai aimé M. de Gesvres. Et depuis lors, la maladie, latente en moi, s’est développée. Je peux mourir subitement, je le sais… Et avant, je veux le revoir.

Au bord de la route, une petite maison grise se dressait. Une femme, coiffée du foulard périgourdin, tricotait assise sur un banc à l’ombre d’un tilleul. Mavra proposa :

Si nous nous reposions un peu ?

Nadiège acquiesça. Elles s’approchèrent, demandèrent l’autorisation de s’asseoir. La femme s’écarta avec empressement pour leur faire place. C’était une petite vieille ridée, qui semblait fort disposée à causer.

Vous avez du courage de vous promener par un temps pareil, mesdames ! Voilà toute une semaine que nous avons cette chaleur… Et, dame ! on commence à en avoir assez !

Nadiège, tout en s’éventant, dit négligemment :

Nous passions par ici et nous avons eu le désir de visiter le château de Mayonne, que l’on dit très ancien.

Oh ! oui, ancien et bien beau !… Mais en ce moment il faut demander l’autorisation pour le visiter, car M. le duc y est avec sa famille.

Ah ! vraiment ?… En ce cas, je me contenterai de le voir de l’extérieur. Il est toujours désagréable de déranger…

Oh ! on ne dérange pas. Le concierge montre les plus belles salles, les souterrains, les vieilles tours et puis une partie des jardins, celle où ne se tiennent pas d’ordinaire Mme la duchesse et ses enfants.

Nadiège garda un instant le silence, tout en s’éventant de nouveau, d’une main nerveuse… Puis elle demanda :

A-t-il beaucoup d’enfants, M. de Gesvres ?… Non, c’est M. de Mayonne, maintenant…

Il en a cinq, madame. Le premier est mort à six mois. Les derniers, des jumeaux, sont venus au printemps… Et ils sont tous gentils !… M. Jean surtout, l’aîné. C’est le portrait de Mme la duchesse, qui est si belle, et bonne, affable !… Ah ! on l’aime, par ici ! Et M. le duc aussi ! Il n’y a pas une misère dans le pays sans qu’il en soit informé, et qu’il lui vienne en aide. Puis il accueille tous ceux qui ont besoin de conseils, il va voir ses métayers, il les oblige à cultiver les terres selon son idée, ce qui fait, m’a-t-on dit, qu’elles rapportent beaucoup plus maintenant… Enfin, c’est un homme pas ordinaire, et il est le roi du pays.

Nadiège songea tout haut :

Cela ne m’étonne pas.

La vieille la regarda avec surprise.

Madame connaît M. le duc ?

Non… C’est-à-dire, j’en ai entendu parler… Je l’ai même aperçu, à Paris, il y a… sept ans.

Ah ! oui. Son père vivait encore, alors. Il est mort voici bientôt quatre ans, pendant la guerre, juste au moment où M. le duc de Gesvres venait d’être blessé pour la troisième fois. Il ne ressemblait guère à celui-ci !… Mais on dit qu’il avait été converti par lui.

Des mouches bourdonnaient dans la lumière. Nadiège les chassa de son éventail. Ses yeux se cachaient sous leurs cils pâles, ses lèvres tremblaient… Elle demanda :

Et… c’est un bon ménage, votre duc et votre duchesse ?

La femme joignit les mains.

Oh ! madame, tout ce qu’il y a de meilleur ! Ça fait plaisir à voir, parce qu’il y en a d’autres !… Quand ce ne serait que celui-ci du défunt duc. On voit bien, rien qu’à la manière dont ils se regardent, qu’ils sont amoureux comme au premier jour. C’est que M. le duc est un homme comme il n’y en a pas beaucoup… D’ailleurs, si madame l’a vu, elle a pu juger !

Nadiège inclina affirmativement la tête.

Et notre jeune duchesse est si jolie ! Si intelligente, aussi, comprenant tout à fait son mari, qui est un grand écrivain, et qui parle si bien, à ce qu’on assure !

Nadiège se leva lentement en faisant observer :

Il ne faut pas trop nous retarder, car nous ne sommes pas encore au château.

Par le raccourci, vous n’en êtes plus très loin. Voulez-vous que je vous l’indique ?

Certes, je ne demande pas mieux !

À la suite de la vieille Périgourdine, la jeune femme et Mavra contournèrent la maison. Nadiège, tout en marchant, s’informa :

Et la duchesse douairière, qu’est-elle devenue ?

Elle vit avec son fils et sa bru, madame, quatre mois de l’année à Paris, et le reste ici. Elle aussi a bien changé. Avant, elle ne se souciait que de ses plaisirs du monde ; maintenant, elle est pieuse et charitable, très occupée de ses petits-enfants qui font sa consolation. Car, par ailleurs, elle a eu bien du souci avec son second fils, M. de la Rochethulac. Il venait de divorcer après un an de mariage, au moment de la guerre. Blessé à la bataille de la Marne, il a longtemps souffert avant de mourir… Puis sa sœur, Mme la comtesse de Tigranes, est séparée de son mari. Sans M. le duc, qu’elle écoute seul, elle aussi aurait divorcé, paraît-il. Elle est en ce moment au château avec sa petite fille. Là, elle n’aura que de bons conseils et de bons exemples… Tenez, mesdames, voici le petit chemin qui vous conduira à la grande allée de chênes. Après cela, vous verrez le château.

Nadiège remercia, et s’engagea dans le sentier indiqué. Sa main, moite et fiévreuse, se crispait à la poignée de son ombrelle. Cette conversation venait de raviver tous les souvenirs qu’elle n’avait d’ailleurs jamais cherché à repousser de sa mémoire… Au cours de l’existence d’aventurière qui était la sienne depuis sept ans, rien n’était venu se substituer à cette passion tenace et sans espoir. Un ennui incurable s’était peu à peu emparé d’elle, un dégoût de tout ce qui avait été sa vie jusqu’ici. Lasse et désenchantée, sentant la maladie qui progressait, elle promenait sa langueur dans les villes d’eaux et les stations hivernales, en cherchant une distraction dans les salles de jeu dont son troisième mari, Michel Souminkhof, un Russe taré mais fort riche, était un des fidèles. Elle se laissait faire la cour, mais n’y trouvait plus aucun plaisir. Et la pensée de la mort lui venait de plus en plus fréquente, s’imposait à elle bien qu’elle prétendît ne pas la craindre.

Non qu’elle eût aucune préoccupation religieuse, car elle avait dit vrai en parlant naguère à Henry de la complète incroyance dans laquelle on l’avait élevée. Mais elle avait peur de la lutte dernière, et du mystère qui, lui semblait-il, la guettait parfois — depuis quelques mois surtout — elle se réveillait la nuit en tremblant. Des visions terribles passaient devant son regard. Alors elle invoquait le seul être qu’elle eût aimé, celui qui était à ses yeux la perfection même :

« Henry, Henry, vous sauriez me rassurer, vous ! Pourquoi m’avez-vous rejetée ? Maintenant, je ne vois plus que le noir devant moi. Je désire la mort, et j’en ai peur. Henry, vous êtes si fort, si bon !… Mais vous me méprisez, et je suis une folle de vous aimer encore — malgré tout ! »

Dans les journaux, dans les revues mondaines et littéraires, elle cherchait avidement tout ce qui avait trait à M. de Gesvres, devenu duc de Mayonne par la mort de son père. Et toujours, en évoquant son souvenir, elle voyait près de lui cette Yolaine qu’il aimait, qui était pour lui la confidente, l’amie de tous les instants.

« On voit bien, rien qu’à la manière dont ils se regardent, qu’ils sont amoureux comme au premier jour », avait dit la vieille femme.

Nadiège serra plus fort la poignée de son ombrelle. Il lui semblait qu’elle allait défaillir de jalousie et de douleur.

Mavra avait raison, c’était une démence d’être venue chercher ici tant d’émotions.

Maintenant, les deux femmes montaient la majestueuse avenue de chênes. Une grille, superbe travail de ferronnerie, apparaissait au-delà, et derrière commençaient les jardins à la française qui précédaient le château, encore invisible.

Le chalet du concierge se nichait à droite de l’entrée, dans la verdure d’un bosquet. Mavra interrogea :

Vas-tu demander à visiter, ma comtesse ?

Mais pas du tout. Le château m’importe fort peu. Ce que je veux, c’est l’apercevoir, et pour cela, il ne faut pas que je sois embarrassée de ce guide…

D’un geste léger, elle désignait le concierge qui lisait son journal près de là porte du chalet.

Mais il ne nous laissera pas entrer comme cela ?

Si, tu vas voir.

Une petite porte restait ouverte, jusqu’à la nuit, à droite de l’entrée principale. Nadiège la franchit, suivie de Mavra, et demanda au concierge si la duchesse douairière se trouvait au château. Il répondit affirmativement, en ajoutant qu’il ne savait si Mme la duchesse recevait aujourd’hui, mais qu’il allait téléphoner pour s’en informer. Nadiège déclara avec aplomb :

Non, laissez, je vais aller jusque-là. J’aurai grand plaisir à revoir ces superbes jardins, que j’ai visités autrefois.

Et, délibérément, elle s’engagea avec Mavra dans l’allée qui, en contournant des parterres et un long bassin de marbre, menait au château dont la silhouette féodale se dressait sur un ciel pur, entre de magnifiques frondaisons… Mais dès qu’elles furent assez loin pour que le concierge ne pût les voir, les deux femmes gagnèrent, à droite, une étroite allée montante bordée de hauts fusains. Elles allaient au hasard, lentement, prêtes à rebrousser chemin si elles entendaient quelqu’un venir… Entre les fusains, Nadiège voyait que cette allée en surplombait une autre, plus large, ombragée de hêtres superbes… Tout à coup, la jeune femme s’arrêta. En bas, maintenant, les hêtres formaient rotonde. À leur ombre étaient disposés des sièges, des tables légères. Un petit garçon d’environ cinq ans, une petite fille brune, un peu plus âgée, une autre, blonde et plus jeune, jouaient sur le sable qui couvrait le sol. Deux bébés dormaient dans une voiture blanche. Et près d’eux étaient assises deux jeunes femmes : Yolaine et sa belle-sœur, Françoise de Tigranes.

Oui, Yolaine, dans tout l’épanouissement de sa beauté, Yolaine si délicieusement élégante dans cette robe blanche légère, d’un goût très délicat. Elle cousait une petite brassière, en s’interrompant souvent pour jeter un coup d’œil sur les enfants… Près d’elle, Françoise lisait. Le froid visage semblait s’être adouci, la bouche avait perdu son pli dur. Et il n’était pas jusqu’à la toilette elle-même qui ne parût plus sérieuse qu’autrefois.

Mais le regard de Nadiège, après avoir effleuré Mme de Tigranes, revenait à Yolaine, s’y attachait avidement. Il notait la grâce séduisante de cette physionomie, la chaude beauté de ces yeux, qui avaient pris à jamais le cœur d’Henry… Et quelle jeunesse, quelle merveilleuse fraîcheur ! Nadiège crispait l’une sur l’autre ses mains tremblantes. Elle frissonnait de jalousie furieuse, de désespoir… À son oreille, Mavra murmurait :

Viens… viens. Cela te fait mal…

Non, laisse-moi… La vois-tu ? Il n’est pas étonnant qu’il l’aime. Elle est plus belle encore qu’à dix-huit ans…

La voix du petit garçon s’éleva :

Ah ! voilà papa !

Et l’enfant s’élança au-devant d’Henry, qui s’avançait dans l’allée.

Nadiège saisit machinalement une tige de fusain et s’y cramponna. Son regard cherchait la haute silhouette bien connue, toujours svelte, toujours incomparablement élégante, et ce visage dont la virile beauté était éclairée, comme autrefois, par la chaleur profonde du regard… Oui, elle le retrouvait tout semblable — et son cœur battait à grands coups désordonnés, qui l’étouffaient.

M. de Mayonne prit son fils, l’éleva un instant à bout de bras, en riant au petit visage joyeux.

Eh bien, Jean, nous avons été bien sage ?

Très sage, papa.

À la bonne heure !… Et Mimi ?

Il posa Jean à terre et se pencha pour caresser la joue de la petite fille blonde.

… Tu ne t’es pas mise en colère, j’espère ?

La brunette, qui semblait vive et délurée, s’écria :

Pas du tout, mon oncle Henry ! C’est moi qui ai été méchante, aujourd’hui. Mais je ne le ferai plus.

Toujours de bonnes résolutions, Antoinette. Mais comme on les oublie vite !… Allons, retournez jouer, mes chéris.

Jean protesta :

Je ne veux plus jouer ! Je veux rester près de vous, papa !

Eh bien, Jean ?

L’enfant baissa la tête, en devenant très rouge.

Je vous demande pardon, papa. Il fallait dire : “Je voudrais”.

C’est bien. Va jouer.

Et Henry s’approcha des jeunes femmes qui avaient interrompu, à sa vue, l’une son travail, l’autre sa lecture.

Il tendit une lettre à sa sœur.

Ceci vient d’arriver pour toi, Françoise.

Merci, mon ami… Rien d’important, je la lirai plus tard… Tu as passé un bon après-midi de travail ?

Excellent ! Il fait une fraîcheur exquise dans la bibliothèque.

Tout en parlant, il s’asseyait près de sa femme, sur le petit canapé d’osier à deux places. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Yolaine, tandis qu’il demandait avec un sourire tendre :

La chaleur ne vous a pas trop fatiguée, aujourd’hui ?

Pas du tout. Ce n’était hier qu’une indisposition passagère. Mais Françoise, elle, a eu un moment de malaise.

Henry se tourna vers sa sœur.

C’est passé, Françoise ?

Tout à fait !

Que lis-tu là !

Il se pencha pour regarder le titre du volume que tenait la jeune femme. Celle-ci se mit à rire.

Oh ! cher Caton, tu vas encore trouver à redire !

Évidemment ! Tu sais mon opinion au sujet de cet ouvrage.

Oui, je sais… Et, tiens, je te le donne. Mets-le au feu. Il n’a même pas le mérite d’être intéressant.

C’est pour cela que tu me l’abandonnes ?

Voyons, Henry, je t’ai fait le sacrifice de lectures plus attrayantes ?

Oui, c’est vrai, ma chère Françoise. Tu as bien voulu m’écouter souvent, et je t’en remercie.

C’est que je ne connais pas de meilleur conseiller que toi, mon ami.

Mavra, tout bas, implora de nouveau :

Viens, viens !… Tu l’as vu maintenant… Viens donc…

Mais Nadiège ne lui répondit même pas. Elle continuait de regarder, d’écouter Henry. Le sujet de l’entretien, elle n’aurait su le dire. Son attention se concentrait sur ces deux êtres assis l’un près de l’autre, et elle ne perdait pas un regard, pas un sourire de l’un à l’autre, pas un des gestes caressants d’Henry, quand il écartait du visage de sa femme une mouche importune ou se penchait pour relever légèrement un des bandeaux de cheveux soyeux et ondulés, qui avait un peu glissé sur le beau front pur.

Oui, elle avait bien deviné, en pensant que cet homme, inaccessible en apparence à la passion, saurait être magnifiquement amoureux le jour où son cœur s’accorderait avec sa conscience. Et c’était Yolaine qui connaissait la première et merveilleuse floraison de cet amour… Yolaine, dont la pure jeunesse avait eu raison des grâces séductrices de la femme expérimentée en l’art de prendre les hommes.

La petite Mimi, lasse du jeu, vint à son père qui la prit sur ses genoux. Elle se blottit contre lui, tandis qu’il mettait un baiser sur les cheveux blonds. Jean s’approcha à son tour et s’appuya câlinement contre sa mère. Il avait un beau petit visage aux grands yeux vifs et des cheveux bruns bouclés. Comme l’avait dit la vieille femme, il ressemblait à Yolaine… La petite Antoinette de Tigranes vint compléter le charmant tableau. Avec des mines caressantes et respectueuses, elle demanda à son oncle “une histoire”. On sentait tous ces petits êtres soumis à une sage discipline, habitués à l’obéissance immédiate, et cependant entourés de tendresse, d’une forte et vigilante affection qui les laissait libres et confiants à l’égard du père et de la mère.

Puis apparut une gouvernante, venant chercher les enfants. Françoise se retira aussi pour écrire des lettres qui devaient partir par le courrier du soir et il ne resta plus, sous les hêtres, que M. de Mayonne et Yolaine.

Henry se rapprocha de sa femme et lui parla un long moment à mi-voix. Yolaine l’écoutait d’un air sérieux, en l’approuvant d’un mot, d’un mouvement de tête. Puis le bras de son mari entoura ses épaules, et les deux visages se trouvèrent l’un près de l’autre. Maintenant, Yolaine souriait. L’émotion, la tendresse confiante donnaient à ses yeux si beaux un éclat admirable. Et quand les lèvres d’Henry se posèrent longuement sur les paupières palpitantes, une teinte rose monta au visage délicat, comme le jour où M. de Gesvres l’avait effleuré de son premier baiser, dans le jardin de l’hôtel de Mayonne, pendant les fiançailles.

Nadiège, blême, les yeux dilatés, s’affaissa sur les genoux, derrière la haie de fusains… Mavra la saisit dans ses bras. La jeune femme s’y laissa tomber, inanimée Elle avait l’air d’une morte. Et Mavra, oubliant tout, clama :

Au secours ! Au secours !

M. de Mayonne et sa femme sursautèrent, et se levèrent précipitamment.

Qu’est-ce donc ? L’appel vient de là-haut ! Et tous deux s’élancèrent pour gagner, un peu plus loin, un escalier rustique qui menait à l’allée haute. Henry, en apercevant le groupe lugubre que formaient les deux femmes, s’écria :

Qu’y a-t-il ? Que…

Mais il s’interrompit brusquement, en reconnaissant celle qui était étendue là. Et Yolaine dit avec effroi, en joignant les mains :

Elle !… Oh ! elle, encore !

Mavra qui, à genoux, soutenait sa maîtresse, s’écria d’un ton farouche :

Eh bien ! oui, c’est elle !… C’est elle, que vous faites mourir ! Vous n’allez pas la laisser finir là, au moins ? Vous n’allez pas la mettre dehors non plus ?…

Henry, qui avait repris instantanément sa présence d’esprit, demanda froidement :

Je voudrais bien savoir, d’abord, ce que vous faisiez ici, chez moi… et à cet endroit ?

Ce que nous faisons ? Ma pauvre comtesse voulait vous revoir encore une fois… Je lui avais dit que c’était fou, surtout avec sa maladie de cœur, que toutes les émotions aggravent… Elle n’a pas voulu m’écouter… Et quand elle vous a vus là…

La voix de Mavra se perdit dans un son rauque. L’ancienne nourrice étreignit le corps inanimé de la jeune femme en gémissant :

Es-tu morte, ma Nadiège ?… Oh ! ma colombe, ouvre les yeux, regarde-moi !

Henry s’écarta un peu et dit à mi-voix à Yolaine :

Nous sommes obligés de faire soigner cette femme, dans l’état où elle est Voulez-vous retourner au château et m’envoyer deux domestiques, qui la transporteront dans une des chambres du pavillon ? Puis vous ferez prévenir le médecin…

Vous ne croyez pas qu’elle soit morte ?

Non, ce doit être une crise cardiaque très violente… Ne vous émouvez pas ainsi, ma chérie ! Cette malheureuse ne peut plus nuire ; elle est probablement aux dernières heures de son existence.

Un peu après, Nadiège, qui ne donnait toujours pas signe de vie, était étendue sur un lit, dans le pavillon où les châtelains de Mayonne, à la saison des chasses, logeaient une partie de leurs hôtes quand le château était plein. Yolaine, qui avait dominé son premier émoi, s’assurait que rien ne manquait du nécessaire… Et voyant Mavra affolée essayer de faire revenir à elle sa maîtresse, elle oublia chrétiennement que cette femme avait été l’espionne, la complice de Mme de Rambuges et lui apporta l’aide d’une expérience gagnée au chevet de son beau-père, qu’elle avait soigne lors de la crise, presque semblable à celle-ci, qui l’avait emporté.

Mais Nadiège était encore dans le même état quand apparut le docteur. Celui-ci, à l’aide de piqûres, réussit à ranimer la jeune femme… Yolaine s’était discrètement retirée, soupçonnant que sa vue ne pourrait qu’être défavorable à la malade, qui devait sans doute avoir continué de la haïr. Elle alla rejoindre son mari dans le cabinet de travail où, un peu plus tard, un domestique introduisit le médecin, qui venait leur faire part de son diagnostic.

Cette jeune femme est perdue. Le cœur est complètement désordonné ; il s’arrêtera subitement… Question d’heures… peut-être de jours.

Elle ne peut être transportée, n’est-ce pas ?

Je n’ose le conseiller, monsieur le duc. La faiblesse est très grande…

Soit, nous la garderons ici… Quand reviendrez-vous, docteur ?

Demain matin, si elle vit encore. J’ai donné toutes les instructions nécessaires à la femme de chambre, qui paraît une personne intelligente. Cependant, s’il était besoin de piqûres, en cas de crise, elle ne saurait les faire…

Ma belle-sœur ou moi nous en chargerons, docteur.

Oh ! si elles sont faites par vous, madame la duchesse, je suis tranquille ! Il n’y a pas de meilleure infirmière dans tout le pays.

Yolaine sourit un peu, en répliquant :

Je n’ai pourtant pas le diplôme de Mme de Tigranes.

Non, mais vous avez l’adresse, la douceur du geste, l’intuition, et là où il a fallu aux autres des années, vous vous contentez de mois, pour atteindre à un résultat supérieur.

Là-dessus le docteur, satisfait d’avoir rendu hommage à la vérité tout en flattant le duc de Mayonne dans son affection conjugale, s’inclina et prit congé.

Après son départ, Henry se mit à marcher de long en large dans le cabinet… Yolaine, assise près du bureau, regardait pensivement son mari. Elle dit tout à coup :

Je sais à quoi vous songez, Henry. Cette malheureuse… nous ne pouvons la laisser s’en aller ainsi, sans essayer de lui procurer une mort chrétienne.

Tout en parlant, elle se levait et s’approchait de M. de Mayonne, qui s’était arrêté au milieu de la pièce. Il fit de la tête, un signe affirmatif. Puis il ajouta :

Mais elle ne voudra peut-être pas vous écouter.

Je le crains… Votre mère ne pourrait-elle pas ?…

Il secoua la tête.

La tâche est difficile, avec une telle nature.

Yolaine murmura :

Je puis toujours tenter… C’est mon devoir.

Oui… L’approche de la mort la changera peut-être, mettra un peu de sincérité et de remords dans cette âme trouble.

Il s’interrompit un moment en prenant les mains de la jeune femme, en plongeant son regard ardent et grave dans les beaux yeux purs. Et il lui dit à mi-voix :

Tu ne peux pas savoir comme il m’en coûte de te laisser aller près de cette femme ! Mais toi seule, ici, est capable de remplir près d’elle ce rôle d’apôtre, et pour le salut d’une âme, il faut sacrifier nos répugnances… Ce soir, je te conduirai au pavillon.

Comme, un peu plus tard, Yolaine sortait du cabinet de son mari, un domestique lui remit un billet hâtivement tracé par Mavra :

« Madame, ma pauvre comtesse veut vous voir. Pouvez-vous venir tout à l’heure ? »

La jeune femme se dirigea aussitôt vers le pavillon, accompagnée d’Henry, qui, défiant au sujet de ces deux femmes sans scrupules, demeura dans le salon précédant la chambre de la malade, tandis que Yolaine pénétrait dans celto-ci.

Nadiège souleva ses paupières. Son visage frémit un peu, à la vue de celle qui entrait. Elle dit d’une voix affaiblie :

Va-t’en, Mavra.

La femme de chambre sursauta, protesta…

Tu me renvoies, ma colombe ?

Oui, un moment… Laisse-moi avec elle…

Mavra se retira, de mauvaise grâce. Yolaine s’était approchée. Maîtrisant son émotion pénible, elle demanda avec un calme apparent :

Comment vous trouvez-vous, madame ?

Mal… Ce cœur m’étouffe… Et je veux que vous me disiez…

Elle s’interrompit un moment. Son visage, sous la lumière électrique qui éclairait cette chambre élégante, avait une pâleur blafarde. Sous les yeux, de grands cernes s’accusaient.

… J’ai demandé à Mavra ce que le docteur pense de mon état. Elle prétend que je guérirai. Mais je sens qu’elle ment… Et je veux que vous me disiez la vérité.

Son regard s’attachait sur Yolaine, interrogeait avec une angoisse impérieuse. La jeune femme dit avec douceur :

Il est vrai que le docteur vous trouve très atteinte ; mais vous êtes jeune, la vie a des ressources inconnues…

Je comprends. Il m’a condamnée.

Nadiège abaissa un instant ses paupières. Quand elle les releva, elle vit que Yolaine était penchée vers elle. Sa main se leva, faisant le geste de la repousser.

Laissez-moi maintenant. Je n’ai plus qu’à attendre.

Non, vous avez à vous préparer pour l’autre vie, au cas où Dieu vous enlèverait bientôt à celle-ci.

Une sorte de rictus tordit les lèvres, qui avaient un peu perdu leur vive couleur de corail.

L’autre vie ?… Je n’y crois pas.

Elle existe cependant. Et je suis bien certaine qu’au fond de vous-même, vous y croyez.

Nadiège secoua la tête, sans répondre. Son regard ne quittait pas le beau visage tout proche du sien… Yolaine, avec la discrète et fervente ardeur de sa foi, parlait de la Rédemption, de la miséricorde du Christ à l’égard du pécheur qui reconnaît sa faute. Nadiège, de nouveau, fermait les yeux. Elle restait immobile, insensible en apparence. Mais quand Yolaine se tut, elle dit à mi-voix :

Pour mourir dans “sa” religion, il faudrait sans doute que je cesse de vous haïr ?… Et cela, je ne le peux pas.

Elle ouvrait les yeux, et Yolaine se sentit enveloppée de toute cette haine de femme, inassouvie, augmentée encore par la certitude du bonheur dont jouissait la jeune duchesse de Mayonne.

… Je “lui” aurais donné mon âme, s’il avait voulu. Mais il m’a repoussée… et il vous a aimée. Le Dieu qui vous a unis ne peut pas être le mien. Laissez-moi, retournez à votre Henry et ne vous dérangez plus pour moi. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on m’enterre dans le cimetière du village de Mayonne, pour qu’“il” pense quelquefois à moi, quand il ira visiter les tombes de ses ancêtres.

* * *

Dans la matinée du lendemain, Nadiège, au court d’une syncope, rendit à Dieu son âme que M. de Mayonne avait si bien qualifiée naguère, en l’appelant “une âme trouble”. Au cours de sa vie, elle n’avait peut-être eu qu’un sentiment sincère : son amour pour Henry. Mais là encore, la duplicité de sa nature s’était mise au service de la passion, et jusqu’au dernier jour, l’énigme inquiétante de cette âme de femme avait persisté, puis s’était enclose sous les paupières molles, un peu avant que Nadiège exhalât son dernier soupir.

Un télégramme de Mavra prévint Michel Souminkhof. Il répondit, par dépêche également :

« Impossible venir. Faites le nécessaire, selon ses dernières volontés. »

On lui creusa donc une tombe, comme elle l’avait demandé, dans le petit cimetière de Mayonne, autour duquel bruissait le feuillage des peupliers. Par une dernière charité, Yolaine, Henry et Mme de Tigranes suivirent Mavra, qui marchait derrière le cercueil. Puis ils revinrent lentement vers le château tandis que l’ancienne nourrice restait prostrée près de la tombe ouverte. Françoise parlait de la morte, rappelait les souvenirs de son séjour à Paris. Elle disait :

C’était une ensorceleuse. J’y ai été prise, moi aussi. Pendant quelque temps, je l’ai presque traitée en amie. Mais vous, Henry et Yolaine, vous avez échappé au sortilège.

Yolaine dit vivement :

Oui, grâce au Ciel !

Elle regardait son mari, et elle frissonna un peu, à la pensée que cet Henry bien-aimé aurait pu être prie aux pièges de la chatte blanche, comme le vieux Guideuil avait si bien surnommé l’habitante de la Sylve-Noire.

Au cours de l’après-midi, Mavra fit demander à M. de Mayonne s’il pouvait la recevoir. Elle entra à pas lents dans le salon où Henry et Yolaine se trouvaient seuls, et s’arrêta à quelque distance d’eux. En ces deux jours, elle avait vieilli, semblait-il, de plusieurs années… Elle dit d’une voix morne.

Je remercie monsieur le duc de l’hospitalité qu’il nous a accordée. Maintenant, je vais partir. J’irai m’installer à Périgueux, afin de pouvoir venir souvent sur la tombe de ma comtesse et lui apporter des fleurs.

Henry dit froidement :

Vous êtes libre. Adieu !

Elle enveloppa d’un long regard sombre les deux époux, puis le petit Jean, qui jouait devant la porte-fenêtre ouverte et s’approchait curieusement pour regarder cette femme en noir. La claire lumière du soleil de septembre se répandait à travers la grande pièce somptueuse, ornée de tapisseries de haute lice, de lourds bahuts sculptés, d’admirables objets anciens. Elle frôlait les cheveux blonds de M. de Mayonne, le délicat visage de la jeune duchesse, les boucles foncées de Jean. Un parfum de fleurs d’automne arrivait du jardin, avec l’air sain et chaud. Mavra eut un grand soupir. Elle murmura :

« La voilà toute seule là-bas, ma Nadiège… Et ici !… »

Lentement, elle salua, et sortit, les épaules courbées, peut-être consciente de sa part de responsabilité dans l’éducation mauvaise de l’enfant qu’elle avait prise au berceau, pour la conduire à cette tombe de hasard, après l’avoir encouragée à tant de fautes.

Jean, quand elle fut sortie, s’approcha de ses parents et demanda de sa petite voix claire :

Pourquoi la dame avait cet air triste, maman ?

Yolaine le prit sur ses genoux, sans répondre. Le souvenir des jours sombres vécus à la Sylve-Noire passait sur elle et voilait un instant la belle lumière de ses joies d’épouse et de mère. Toute cette période de son existence se représentait à son esprit… Et voici qu’elle évoquait le jour inoubliable où, pour la première fois, deux yeux bruns aux ardents reflets d’or s’étaient posés sur elle, dans le salon blanc et vert à travers lequel rôdaient les félins chers à Mme de Rambuges. Deux yeux dont la douceur profonde l’avait prise à jamais, dès ce jour, sans qu’elle s’en doutât…

Yolaine, je vous défends de songer à ce passé !

Henry se penchait vers elle, en posant sa main sur les cheveux bruns. Comme toujours, il l’avait devinée… Pas entièrement, cependant… Et elle dit en souriant avec amour aux yeux tendrement dominateurs :

Je pensais à vous, mon Henry. Cela, vous ne me le défendrez pas ? Car, vraiment, il me serait bien impossible de vous obéir !

F i n

Chapitre XIV

Chapitre XIV

Vers dix heures, le lendemain, M. de Gesvres revint au vieux château. Le bruit du décès avait déjà commencé à se répandre dans le village et quelques personnes montaient jusqu’à la demeure si bien close jusque-là, où, cependant, le prêtre et le médecin avaient pu pénétrer la veille, où peut-être on laisserait entrer aujourd’hui les gens du pays, selon l’usage, pour prier près du défunt.

Et ils entrèrent en effet. Ils virent le vieux monsieur étendu sur son lit, très beau, très calme, avec un crucifix entre les doigts. Ils aperçurent la belle jeune fille que certains d’entre eux avaient entrevue, l’année précédente, quand elle se promenait dans la forêt avec Mme de Rambuges, et l’étranger de si fière mine qui avait été pendant près d’un mois l’hôte du marquis de Terneuil. Ce fut, au village, toute une éclosion de commentaires, que Guideuil se chargea de mettre au point en apprenant à tous que M. le duc de Gesvres avait chassé de Rochesauve la dame de la Sylve-Noire, pour y établir à sa place Mlle de Rambuges, sa fiancée.

Et grâce à lui, le vieux monsieur est mort en bon chrétien, conclut-il. Quant à la sorcière de là-bas, je suppose qu’elle n’aura pas l’idée d’y revenir. Du reste, je suis chargé par M. le duc d’aller voir cet après-midi si elle a décampé, avec ses domestiques qui doivent être aussi canailles qu’elle.

Sans doute, Nadiège avait-elle réfléchi, depuis la veille, car Guideuil trouva portes et fenêtres closes. Et à la gare, il apprit que Mme de Rambuges et ses deux serviteurs avaient pris des billets pour Genève. Il vint rendre compte de sa mission à Henry, vers la fin de l’après-midi.

Le jeune homme se trouvait encore à Rochesauve où, avec le curé, il avait tout décidé pour les obsèques. Il finissait d’écrire au notaire de Besançon chargé des intérêts du défunt, quand le garde entra… Derrière celui-ci se glissa Yolaine, qui laissa échapper un soupir de soulagement en apprenant que Nadiège était déjà loin maintenant.

Cette femme m’était odieuse, avoua-t-elle à Henry quand Guideuil se fut retiré. J’essayais parfois de me raisonner, en me disant qu’une telle antipathie était bien peu chrétienne… mais je ne pouvais pas.

Elle s’appuyait au dossier sculpté, très haut, du fauteuil dans lequel était assis Henry, devant le bureau du défunt. Le jeune homme, à demi tourné, levait un peu la tête pour la regarder. Il prit sa main et la porta tendrement à ses lèvres.

C’était le mal que vous détestiez en cette femme, ma blanche petite Yolaine. Les âmes très pures ont de ces répulsions instinctives.

Vous aussi, Henry, vous vous êtes défié d’elle dès le premier jour.

Elle frissonna un peu, en ajoutant :

Heureusement !

Oui, heureusement ! Cette femme a dû faire bien du mal… Mais ne parlons plus d’elle, ma chère Yolaine. C’est un mauvais souvenir, que nous nous efforcerons d’oublier très vite. Je vais fermer cette lettre et la donner à mon chauffeur, pour qu’il la porte à la poste. Puis je vous quitterai jusqu’à demain.

Elle dit d’un ton de désappointement :

Oh ! vous ne restez pas dîner ?

Non, il est préférable que je retourne à Rameilles. Vous êtes seule ici avec des domestiques, et l’on pourrait trouver à redire si j’y demeurais trop longtemps. Je reviendrai demain, dans la matinée.

Il plia la lettre, la mit sous enveloppe et cacheta celle-ci. Puis il se leva… Son regard rencontra celui de Yolaine, tendre et attristé. Il prit la main de la jeune fille en disant avec un sourire très doux :

Bonsoir, ma fiancée chérie. Reposez-vous bien, cette nuit. Car je défends que vous veilliez !

Oh ! si, je resterai jusqu’au matin près de ce pauvre oncle !

Non, il ne le faut pas, Yolaine. Ces émotions vous ont fatiguée, vous avez une pauvre petite figure toute tirée…

Son bras entourait les épaules de la jeune fille, son regard caressant et attendri s’attachait au visage altéré, aux beaux yeux veloutés qu’un cerne entourait.

… Je défends que vous veilliez, vous entendez. M. le curé doit envoyer une religieuse… Vous m’obéirez ?

Il le faut bien ! Vous parlez comme un maître… déjà ! Que sera-ce donc, plus tard ?

Elle souriait, de ce sourire ému, un peu tremblant, qu’elle avait quand Henry la regardait ainsi, avec cette ardente tendresse. Et dans ses yeux, où se plongeaient ceux de son fiancé, l’amour candide et profond, l’amour soumis s’avouait ingénument.

Le jeune visage délicieux, palpitant d’émoi, était tout près des lèvres d’Henry… Celui-ci se domina, d’un énergique effort ; il s’interdit ce baiser qui aurait surpris et troublé Yolaine, si simplement confiante. En laissant retomber son bras, il répondit avec un sourire :

Plus tard, ce sera peut-être moi qui vous obéirai, Yolaine.

Elle protesta, avec un élan qui révélait toute l’admiration et la confiance que lui inspiraient le caractère, l’intelligence, la haute valeur morale de son fiancé :

Oh ! non ! Près de vous, je ne serai qu’une petite fille, que vous enseignerez, que vous guiderez.

Vous ne resterez pas toujours une petite fille, ma chérie. Vous deviendrez ma compagne, mon aide, ma confidente… Mais pour le moment, soyez petite fille, je le veux bien, afin de m’obéir.

Ils quittèrent le cabinet de M. de Rambuges et entrèrent dans la chambre mortuaire. Henry pria un moment près du défunt, puis sortit et appela son chauffeur, auquel il remit la lettre pour le notaire… Comme il allait prendre congé de Yolaine, Céline Bourlatte surgit près d’eux. Toujours calme, elle demanda :

Est-ce que Mademoiselle et Monsieur le duc pourraient m’entendre un instant ? J’aurais quelque chose de très important à leur apprendre.

Mais oui… N’est-ce pas, Yolaine ? Venez ici.

Ils rentrèrent dans le cabinet. Alors, sans préambule, la femme commença :

C’est par rapport au trésor…

Henry eut un brusque mouvement.

Le trésor ?… Voyons, est-ce qu’il existe réellement ?

J’ai tout lieu de le croire, Monsieur le duc. D’abord, il y a le papier du comte Martin… Voici comment il fut découvert. Un jour, Bourlatte arrangeait des pierres qui se descellaient, dans la grande cave de la tour, celle où il y a des oubliettes. L’une d’elles vint à lui. Il s’aperçut qu’elle était creuse et qu’elle contenait un étui d’argent. Ayant ouvert celui-ci, il y trouva un papier jauni sur lequel étaient écrites quelques lignes, en vieux français, comme nous l’apprit M. le comte à qui nous allâmes porter aussitôt notre découverte. Près de lui, justement, ce jour-là, se trouvait M. Guillaume qui venait d’arriver à la Sylve-Noire après une scène avec sa femme. Il lut le papier… Malheureusement, je ne l’ai plus. Mme de Rambuges se l’est fait donner par M. le comte. Mais je me rappelle à peu près les mots :

« Ceux de mes descendants qui voudront entrer en possession de mon trésor des Indes n’ont qu’à le chercher patiemment, sans relâche. Il est caché dans mon château de Rochesauve. Je souhaite qu’il leur donne le bonheur qu’il ne m’a jamais procuré, à moi,

« Martin de Rambuges. »

Et c’était tout ?

C’était tout, monsieur le duc. Aussitôt, M. Guillaume se mit à chercher, avec l’aide de Bourlatte. Ils fouillèrent, sondèrent partout. Puis, sur ces entrefaites, quelques jours plus tard, la jeune femme arriva, ensorcela de nouveau son mari qui parut oublier le trésor, dont il disait maintenant : “C’est une mystification.” Et M. le comte était du même avis. Mais M. Guillaume raconta sans doute l’histoire à sa femme, qui, elle, pensa autrement. Devenue veuve, elle vint se fixer à la Sylve-Noire et on la vit tous les jours ici, cajolant le pauvre monsieur, se rendant peu à peu indispensable, commandant comme chez elle. Je puis dire qu’au bout de quelques mois, M. le comte n’avait plus sa volonté libre. Elle le faisait agir comme un petit enfant… Et il fallait que je me taise, que j’aie l’air d’être sa complice, car sans cela elle m’aurait renvoyée, et alors, qui eût veillé aux intérêts de la fille de M. Bernard ?

D’un geste spontané et charmant, Yolaine tendit ses deux mains à la servante. Céline se pencha et les baisa. Quand elle releva sa tête, des larmes mouillaient son regard.

M. Bernard était aimable et bon, et mademoiselle lui ressemble. J’ai tout supporté dans l’espoir que la misérable verrait échouer ses mauvaises manœuvres et que Rochesauve resterait à la fille de mes maîtres. Dieu a permis que ce jour arrive… Enfin ! Et je puis, seule au monde, je pense, faire connaître à Mademoiselle le lieu où doit se trouver ce trésor, vainement cherché par M. Guillaume, puis par cette femme, qui a tout exploré avec son domestique — même que j’avais tellement peur qu’elle ne découvre le bon endroit, par hasard !

Henry s’écria :

Ah ! voilà donc pourquoi elle tenait à l’héritage de M. de Rambuges ! Je ne m’expliquais pas, sans cela, qu’elle risquât tant pour si peu de chose… Et, d’autre part, je considérais cette histoire de trésor comme une légende.

Je dois dire à monsieur le duc que je ne l’ai pas vu. J’ai découvert une porte solide, et bien fermée, derrière laquelle je suppose qu’il se trouve.

Ah ! bon ! Alors, il n’y a rien de sûr ?

Yolaine, qui écoutait avec des yeux brillants d’intérêt, dit d’un ton mi-souriant, mi-désappointé :

Il ne faut peut-être pas y compter beaucoup, sur ce fameux trésor, pour ne pas avoir de désillusions.

Céline secoua la tête.

Moi, j’y ai toujours cru, mademoiselle. Mais enfin, chacun son idée. Comme dit Mademoiselle, il vaut mieux conserver des doutes.

Et M. de Rambuges ignorait cette cachette ?

Lui comme tout le monde, mademoiselle. Et ce fut un hasard qui me la fit découvrir… Tout enfant, j’étais une nature secrète, aimant la solitude et je n’avais pas de plus grand plaisir que de parcourir les greniers et les caves du château, en furetant dans les petits coins. Mon père me grondait souvent à ce sujet, parce qu’il avait peur que je tombasse dans les oubliettes ou dans le vieux puits de la tour Blanche. Il fermait à clef les portes des caves, et celle du souterrain qui conduit très loin dans le pays. Mais je me glissais entre les grilles des soupiraux, car j’étais mince comme un fil, et agile ! Rien ne me faisait peur, j’étais là, dans cette obscurité humide, comme dans mon domaine, et je m’amusais de voir fuir à mon approche les rats énormes qui pullulaient en dépit de tous les pièges tendus par mon père.

« Mon refuge de prédilection était la grande cave voûtée, au milieu de laquelle se trouve le puits qui approvisionnait d’eau les habitants du château, au temps jadis, quand Rochesauve était assiégé. Dans un enfoncement profond, je me blottissais avec mon chien entre les bras. Et là, je rêvais des aventures terribles, qui me faisaient frissonner. J’aimais beaucoup cette peur-là. Aujourd’hui, je pense que j’étais une drôle de petite fille, pas comme les autres. Mais enfin, cela m’a servi… Car un jour, comme je m’appuyais au mur du renfoncement, voilà que je sentis une des énormes pierres dont il était formé qui remuait, basculait… Je n’eus que le temps de m’écarter. Une ouverture apparaissait devant moi. Elle était sombre, et une odeur d’humidité s’en échappait. D’abord, je restai stupéfaite. Puis je m’avançai curieusement… Après une courte hésitation, je m’y engageai, précédée de mon chien. J’allais avec précaution. L’escalier s’enfonçait profondément dans le sol — ou plutôt dans le roc sur lequel est bâti Rochesauve. Puis je me heurtai à un obstacle que, par le toucher, je reconnus être une porte. Alors je remontai et je m’assis près de l’ouverture pour réfléchir… Connaissait-on l’existence de cet escalier ? En tout cas, je n’en avais jamais entendu parler. Qu’y avait-il derrière cette porte ? Mon imagination partait en campagne, aussitôt je voyais, tour à tour, des mystères merveilleux et terribles. Pour que l’ouverture fût si secrète, et la porte si bien close, il fallait qu’une chose extraordinaire fût enfermée là.

« Et comment allais-je refermer la pierre ?… Je la touchai, elle ne bougea pas. Alors je remarquai un petit ressort. Quand je l’eus soulevé, d’un geste hésitant, je vis la pierre se remettre en place lentement. Lorsque ce fut fait, j’essayai de nouveau de l’ouvrir. Après quelques tâtonnements, je retrouvai le point vulnérable. Aussitôt, je fis là une marque reconnaissable pour moi seule et je quittai la cave, intriguée et ravie… Car j’avais un secret, et j’étais résolue à le garder. Plus d’une fois, depuis lors, j’ai redescendu l’escalier mystérieux. À la lueur d’une lanterne, j’ai examiné la porte, qui est massive, avec une serrure forte et rouillée. Jamais un mot de cette découverte n’est sorti de mes lèvres. Et quand j’entendis M. Guillaume lire le papier du comte Martin, ce fut en moi-même seulement que je dis : “Le trésor doit être là.

Elle parlait tranquillement, nettement, toujours sans émotion apparente. Et devant cette femme si calme, si maîtresse d’elle-même, si peu disposée aux paroles inutiles, on se représentait bien la petite fille silencieuse et amie du mystère qui avait gardé ce secret, pour l’avoir à elle seule et en amuser son imagination.

Henry demanda :

Vous n’avez jamais essayé d’ouvrir cette porte ?

Céline eut un demi-sourire.

Je ne suis pas très curieuse, monsieur le duc, mais tout de même !… Oui, j’ai essayé, sans succès. Je tentai d’introduire dans la serrure toutes les clefs que je pus trouver à travers le château ; mais ce fut en vain. Je pense donc qu’il serait bon de demander un serrurier ? Il y en a un au village, qui est un brave homme, pas bavard.

Oui, ce sera utile. Il faut que nous nous rendions compte promptement de ce qui peut exister derrière cette porte… Mais qu’il y ait ou non quelque chose, nous vous remercions de votre discrétion, du dévouement dont vous avez fait preuve à l’égard de la dernière des Rambuges — et croyez bien que nous ne l’oublierons jamais.

Avec la dignité simple qui la caractérisait, Céline Bourlatte répondit :

Je n’ai fait que mon devoir, monsieur le duc, et j’en suis récompensée en voyant Mlle Yolaine, maîtresse ici, après avoir tellement eu peur que ce fût l’autre !

Quand elle eut quitté la pièce, Yolaine saisit la main de M. de Gesvres.

Oh ! Henry, quelle aventure ! C’est un conte de fées !… Pourvu qu’on trouve ce trésor !

Eh quoi ! ma petite Yolaine est-elle si intéressée ?

Elle le regarda d’un air de reproche.

Vous ne le croyez pas, dites ? Vous comprenez bien ma pensée ? Je souffrais un peu à l’idée d’entrer, pauvre, dans votre famille. Et je sais bien que M. de Mayonne aurait voulu une bru très riche. Il a cédé devant votre insistance… mais il me verra devenir votre femme sans enthousiasme. Alors, si on trouve ce trésor… je serai peut-être riche…

Et moi je serai peut-être trop pauvre pour vous, ce qui froissera mon orgueil.

Il parlait d’un ton mi-sérieux, mi-souriant… Dans le regard de la jeune fille, une clarté ardente passa. D’un accent fervent, Yolaine dit lentement :

Vous serez toujours pour moi celui qui m’a choisie pauvre, isolée, malheureuse, quand toutes les ambitions vous étaient permises. Et je sais bien qu’à vos yeux, je ne vaudrai pas davantage parce que j’aurai une grosse fortune. Henry, il en sera ce que Dieu voudra ; mais que ce trésor existe ou qu’il soit un mythe, nous nous aimerons autant, n’est-ce pas ?

Il appuya ses lèvres frémissantes sur les doigts délicats, en murmurant passionnément :

Ah ! ma bien-aimée, l’argent n’a rien à faire entre nous !… Et je suis si heureux de sentir en vous tant de confiance à mon égard !

* * *

À dix heures, le lendemain, M. de Gesvres et Yolaine descendaient aux caves de Rochesauve, accompagnés de Céline Bourlatte et du serrurier. Dans la grande cave de la tour Blanche, ils virent le puits, au fond duquel palpitait toujours une eau vive jaillie des profondeurs de la roche. Puis ils gagnèrent le renfoncement, où Céline fit basculer la pierre… Tous s’engagèrent dans l’escalier étroit et se heurtèrent à la porte close. Le serrurier, éclairé par la lanterne de Céline, s’attaqua aussitôt aux serrures puissantes. Il n’en vint pas à bout sans mal.

« Et ces gens-là faisaient un rude travail ! » déclara-t-il en essuyant son front couvert de sueur…

Enfin, l’énorme serrure céda et la porte massive s’ouvrit avec un effroyable grincement. Henry ordonna :

Laissez-moi entrer seul, d’abord. L’air peut être mauvais…

Il avança avec précaution, en élevant une lampe au-dessus de sa tête… Et il vit devant lui une grande salle, dont la voûte était soutenue par des piliers trapus. L’obscurité la plus complète s’y étendait Mais aucune émanation méphitique ne s’exhalait de l’atmosphère humide, et Henry déclara :

Vous pouvez entrer.

Ils avancèrent lentement. La lampe et la lanterne jetaient de fantastiques clartés, l’une en haut, l’autre en bas, sur les piliers sombres, sur les profondeurs obscures… Et tout à coup, Henry s’arrêta avec une légère exclamation. La lueur de sa lampe venait éclairer, sur le sol, des ossements couverts de mousse.

Mme Bourlatte murmura :

L’Indienne, peut-être… La jeune femme que le comte Martin avait amenée et qui disparut dès avant sa mort.

Alors, il l’aurait tuée !

À moins qu’elle-même se soit donné la mort, monsieur le duc ? Cela, nous ne le saurons jamais, sans doute.

Yolaine, très émue par cette évocation lugubre, glissa une main frissonnante sous le bras de son fiancé. Celui-ci demanda :

Voulez-vous remonter, ma chérie ? Céline vous accompagnera.

Oh ! non, non ! Avec vous, je n’ai pas peur.

Céline dit à mi-voix :

On dirait des caisses, là-bas…

Ils s’approchèrent… Oui, trois coffres s’alignaient au fonds de la salle, trois vieux coffres rongés par l’humidité. Les serrures ne tenaient plus et Henry souleva sans difficulté le couvercle de l’un d’eux.

Des exclamations résonnèrent dans la salle souterraine.

La lumière venait de faire jaillir mille feux des pierres entassées là : diamants, rubis, émeraudes — tout le trésor de Golconde.

Yolaine murmura :

Ainsi, c’était vrai !

Henry ouvrit le coffre suivant. Il contenait de l’or, de l’argent, en petits lingots. Le troisième renfermait des étoffes, autrefois magnifiques, sans doute, aujourd’hui fort endommagées, puis des bijoux curieusement travaillés ornés de pierres précieuses et une petite idole en or massif, dont les yeux étaient faits de deux rubis admirables.

Un papier jauni attira l’attention d’Henry. Il le prit et lut ces mots, écrits en vieux français :

« Ce coffre renferme les vêtements et les bijoux d’Adrâni, à qui j’ai ordonné de boire le poison, pour qu’elle ne me survive pas. Elle est morte ici, à l’âge de dix-sept ans, sans regretter la vie. »

Il y eut quelques minutes de poignant silence, pendant lequel chacun de ceux qui étaient là évoqua la jeune Indienne, si belle, assurait la tradition, mourant “sans regret”, dans cette salle souterraine, après avoir pris le poison sans doute préparé par son maître… Quel drame s’était passé ici ?… Les murs sombres, les lourds piliers en restaient les seuls et muets témoins.

Yolaine, de nouveau, répéta :

Ainsi, c’était vrai. !… Tout était vrai !…

Elle revint aux ossements… Un objet attira son attention. Elle se baissa et ramassa un bracelet, très oxydé par l’humidité, un bracelet qui semblait fait pour un poignet d’enfant D’autres encore, et des anneaux de chevilles gisaient dans le sable qui couvrait le sol.

Henry avait suivi sa fiancée. Il fit observer :

Ce devait être une frêle créature, cette pauvre Adrâni… Et elle avait sans doute la nostalgie de son pays, dans ce sévère château. Peut-être aussi ce comte Martin était-il un maître dur, despotique et jaloux. En ce cas, il est possible qu’elle ait accepté la mort avec joie, comme le laisse entendre Martin de Rambuges.

Yolaine avait joint les mains ; ses lèvres remuaient. Elle priait pour la jeune Hindoue, si tragiquement disparue, pour l’aïeul coupable qui n’avait pas laissé paraître une marque de repentir, dans les deux courts écrits découverts après tant d’années… Et ce geste si profondément chrétien, à un instant où tant d’autres eussent tout oublié dans le premier éblouissement de cette subite fortune, près de ce coffre plein de gemmes magnifiques, montra à Henry, une fois de plus, comme l’âme de Yolaine était proche de la sienne, et quelle union parfaite serait la leur.

* * *

Le lendemain, après les obsèques, Yolaine partit pour Paris avec la femme de chambre de Mme de Balde, qu’un télégramme de M. de Gesvres avait demandée pour accompagner la jeune fille. Henry demeurait quelques jours encore à Rameilles, afin de mettre en train le règlement des affaires de sa fiancée, et de s’occuper du transport des précieux coffres.

Il apprit à Céline Bourlatte que, d’accord avec lui, Mlle de Rambuges avait décidé de lui donner la somme nécessaire pour acheter un important commerce d’épicerie, ce qu’elle avait avoué être son rêve. Guideuil, de son côté, reçut une princière récompense… Mais tout en remerciant M. de Gesvres, le vieux garde déclara que ce qui le contentait le plus, “c’était que M. le duc eût fait filer du pays la sorcière de la Sylve-Noire”.

Quand Henry repartit chez lui, il fut reçu avec enthousiasme. M. de Mayonne exultait. Le seul point noir de ce mariage — un point énorme à ses yeux — venait de s’évanouir. Cette délicieuse Yolaine devenait une héritière presque aussi bien dorée que Mlle Faravès, et elle avait, de plus, tout ce que l’Américaine ne possédait pas : le nom, la race, une distinction de patricienne, les goûts et les idées d’Henry. C’était la bru rêvée !… On le lui fit bien voir, au cours des fiançailles. Miss Rhul, qui avait agréé la demande de Pierre, passait à un plan très lointain. Toutes les gâteries étaient pour la séduisante fiancée de l’aîné, et parfois Henry disait en riant à ses parents :

Il faut que ma petite Yolaine ait une nature ravissante pour ne pas être grisée, un peu enorgueillie.

À quoi M. de Mayonne ripostait :

Eh bien, elle te ressemble, en ce cas. Toi aussi, tu es étonnant ! Quatre-vingt-dix-neuf sur cent, étant ce que tu es, se montreraient fats, orgueilleux, tout gonflés de leur valeur… Il est vrai que cela leur donnerait l’air un peu ridicule — et cet air-là ne t’irait pas du tout, Gesvres, pas du tout !

Il se montrait de plus en plus affectueux pour son fils aîné, et se laissait volontiers conduire par cette volonté énergique, mais toujours déférente. Mme de Mayonne, de son côté, cherchait prés d’Henry un réconfort à sa lassitude morale, faisait de lui le confident discret de ses regrets, de son désir d’une vie plus utile. Et si tardives que fussent pour lui ces affections longtemps appelées en vain dans le secret de son cœur, Henry en goûtait la douceur ; elles achevaient, à ses yeux, le pur bonheur de ces jours de fiançailles. Seuls, le mariage de Pierre et celui de Françoise, décidés dans une pensée de lucre, jetait une ombre sur sa joie intime, car il savait d’avance que tous deux ne seraient pas heureux.



À suivre...

Chapitre XIII

Chapitre XIII

Ce soir-là, Henry livra à M. de Mayonne le dernier assaut, tandis qu’ils fumaient tous deux dans le cabinet de travail où le jeune homme venait parfois tenir compagnie à son père, depuis que celui-ci avait dû renoncer en partie aux soirées passées au dehors. Le duc se défendit mollement. De plus en plus, l’influence de son fils aîné le prenait, le dominait. Sentant ses forces atteintes, il s’effrayait à la pensée de la mort, après tant de jours coupables, car la foi, les enseignements d’une jeunesse chrétienne surgissaient peu à peu des cendres dont il les avait couverts. Mais près d’Henry, sa crainte s’apaisait, et il écoutait volontiers, avec une satisfaction secrète, le jeune homme développer quelque haute pensée religieuse ou rappeler discrètement la miséricorde de Dieu à l’égard des pécheurs repentants.

Henry, en plaidant sa cause, s’était penché vers lui et appuyait ses deux mains à l’accoudoir du fauteuil, en regardant son père. Celui-ci éleva ses doigts amaigris et fit le geste de les poser sur les paupières du jeune homme.

Allons, cache ces yeux-là, ensorceleur ! Ta mère a raison : ils font faire des folies… Car c’est absolument fou, ce consentement que je te donne… que tu m’arraches…

Ne dites pas cela, mon père ! Il faut que vous me le donniez de bon cœur.

Il faut ! Eh ! mon cher, tu ne peux pourtant pas demander que je sois ravi de te voir épouser cette très jolie créature sans le sou ?

Vous devez l’être de voir votre fils heureux, si vous l’aimez.

Mais c’est bien pour cela que je consens, quand même !… Je comprends que tu es très épris, mon cher enfant…

Entre ses mains, il prit la tête de son fils et plongea son regard ému dans celui du jeune homme, en achevant à mi-voix :

Et il serait trop injuste qu’à toi, qui as su ne vouloir qu’un amour légitime, on demande ce sacrifice, pour une question d’argent.

Ses lèvres effleurèrent le front de son fils. Depuis sa toute petite enfance, Henry ne se souvenait pas d’avoir reçu de lui cette marque de tendresse. Elle l’émut profondément, non moins que les paroles qui lui révélaient un si grand changement dans les idées de son père, et qui étaient un hommage rendu à la fière dignité de sa vie, par ce père dont il avait eu l’énergie de ne pas suivre l’exemple.

Il exposa à M. de Mayonne le plan formé pour obtenir du tuteur de Yolaine que la jeune fille fût confiée à Mme de Balde, jusqu’à son mariage. Le duc l’approuva, non sans objecter :

Je crains que tu ne réussisses pas, car cette femme habile et séduisante a dû prendre une influence souveraine sur ce vieillard, infirme et solitaire.

Il ajouta en souriant, après un court silence :

Il est vrai que tu sais si bien t’emparer de la volonté des gens, toi aussi ! Celui qui m’aurait dit, il y a seulement quelques mois, que j’autoriserais pareil mariage, je l’aurais traité de dément, tout simplement… Et aujourd’hui, j’envisage cette perspective… pas avec plaisir, oh ! non ! mais enfin !…

Il frappa sur l’épaule de son fils.

Allons, Gesvres, c’est dit, elle sera ta femme !… Et, ma foi, je crois bien que je vais marier mes trois enfants en même temps. Pierre m’a appris, cet après-midi, que miss Rhul ne semblait pas voir d’un mauvais œil ses empressements.

La physionomie d’Henry s’assombrit.

Vraiment, il songerait à épouser cette étrangère ?

Il y songe même très sérieusement. Tu sais, Pierre c’est autre chose que toi ! Il lui faut de l’argent, avant toute chose. Miss Rhul a une dizaine de millions. Elle est loin d’être jolie, évidemment, son intelligence n’a rien de brillant… Mlle Faravès aurait mieux fait l’affaire, de toutes façons. Mais il est inutile d’y songer : elle ne voit que toi, ne veut que toi. Depuis que j’ai dû répondre à son oncle que tu refusais d’épouser une étrangère, elle est presque malade de chagrin. Ainsi il n’y a pas d’espoir que Pierre, qui ne te ressemble malheureusement d’aucune manière, puisse réussir près d’elle. Alors, il se rejette sur miss Rhul.

Une femme pour laquelle il n’aura jamais d’affection, et qu’il épousera uniquement afin de jouir de sa fortune !… Ce mariage ne saurait être que malheureux, mon père, et vous devriez l’empêcher.

M. de Mayonne eut un geste d’impuissance, en avouant :

Je n’ai pas d’autorité sur lui. Ce n’est pas un mauvais garçon, mais il a été libre trop jeune, et son caractère est léger, très léger. Peut-être, avec une direction plus ferme… Mais maintenant, c’est fini. Il a pris le goût du plaisir et il est trop faible pour réagir. Alors, il lui faut de l’argent… et il se marie pour en avoir.

Henry, les sourcils un peu froncés, dit dédaigneusement :

Ce n’est pas très recommandable.

Non… en effet. Mais il n’est pas le seul.

Je ne vois pas là une excuse. Un la Rochethulac doit avoir plus de souci de son honneur.

Tu devrais lui parler, Henry ! Tout en te jalousant un peu, il t’admire beaucoup et il a pour toi une affection presque respectueuse.

C’est, en effet, mon devoir de le faire, bien que je sois persuadé à l’avance de mon insuccès. Comme vous le dites, mon père, ce pauvre Pierre n’a en vue que la jouissance et ne saurait se plier à une vie sérieuse, je le crains. Plus d’une fois, après avoir écouté de bonne grâce mes observations, il m’a fait des promesses qu’il n’a jamais tenues. Il a encore perdu plusieurs milliers de francs, cette semaine ; le saviez-vous ?

M. de Mayonne inclina affirmativement la tête. Il était embarrassé pour blâmer son fils cadet, lui qui avait si longtemps mené la même vie… Henry le comprit et changea de conversation, avec son tact habituel.

M. de Gesvres avait convenu de partir le surlendemain matin pour le Jura, en automobile. Ce moyen de locomotion se trouvait être, en effet, le plus rapide, étant donné les changements de train et les longs arrêts dans les petites gares que nécessitait le trajet de Besançon au village dont dépendait Rochesauve. Henry devait descendre à Rameilles et de là se rendre chez M. de Rambuges, en compagnie de Guideuil qu’il voulait avoir comme témoin, au cas où quelque accueil louche lui serait réservé.

Dans l’après-midi, la veille de son départ, il se rendit chez Mme de Balde pour lui faire part de son désir d’épouser Yolaine et lui apprendre le but de son voyage. La vieille dame, à la fois ravie et inquiète, déclara :

Vous aviez vraiment bien deviné cette femme, mon cher Henry ! Et moi je n’étais qu’une sotte, de me laisser prendre à ses chatteries. Croiriez-vous que voici huit jours que je n’ai vu Yolaine ? Pauvre chérie ! Vous aurez là une femme délicieuse, au moral comme au physique — et vous la méritez bien, mon cher enfant. Mais je voudrais la voir hors des mains de cette créature ! Vous m’avez effrayée pour elle, Henry. Pourvu que Mme de Rambuges ne cherche pas à se venger !

M. de Gesvres s’efforça de la rassurer. Lui-même ne l’était cependant guère au fond. Très soucieux, il remonta dans sa voiture, en donnant l’ordre de le conduire à l’hôtel de Terneuil. Mais l’automobile venait à peine de démarrer qu’il aperçut Jacques arrivant d’un pas hâtif et faisant signe au chauffeur d’arrêter.

Henry se pencha, tout en ouvrant la portière.

Qu’y a-t-il ?

Sans répondre, M. de Terneuil sauta dans la voiture. Il demanda :

Nous allons chez toi ?

Oui, si tu veux… Je rentre, Félix.

Et, se tournant vers son ami, Henry interrogea vivement :

Voyons, dis-moi ?…

Tout à l’heure, ma femme a envoyé demander si Mlle de Rambuges pourrait venir faire de la musique avec elle ce soir. À l’appartement du troisième, personne ne vient ouvrir à la sonnerie répétée du domestique. Celui-ci descend, s’informe près du concierge, qui lui apprend que ces dames sont parties précipitamment hier soir, à cause d’un parent très malade.

Henry dit sourdement :

Ah ! la misérable ! Elle a deviné quelque chose… Et puis, hier, je l’ai si bien remise à sa place ! Elle veut se venger. Ma pauvre Yolaine !

Penses-tu qu’elles soient vraiment à la Sylve-Noire ?

Je l’espère ! Sans cela, où les chercherais-je ?… Car, naturellement, cette femme empêchera Mlle de Rambuges d’écrire.

C’est certain… Mais peut-être l’aggravation de l’état du vieil oncle est-elle réelle ?

Cela, je le saurai demain. Car plus que jamais je pars !… Et même je pars à l’aube, pour me trouver là-bas dans l’après-midi. Je n’ai pas de temps à perdre, maintenant que Mlle de Rambuges est pour ainsi dire à la discrétion de sa tante !

* * *

Un vif soleil de printemps éclairait le château de Rameilles et son vieux parc, quand M. de Gesvres descendit d’automobile dans la cour où l’attendait Guideuil, prévenu par un télégramme de M. de Terneuil. Tout aussitôt, Henry emmena le vieux garde dans le cabinet de son ami et lui confia le but de son voyage… Guideuil écoutait avec une attention respectueuse. Quand le jeune homme, en terminant, lui demanda : “Puis-je compter sur vous pour m’accompagner à Rochesauve ?” le garde répondit sans hésiter :

Oh ! bien sûr, je suis tout aux ordres de monsieur le duc ! Mais pour nous recevoir… ça, je ne dis pas qu’on nous recevra !

Il “faudra” qu’on nous reçoive. Voici trop longtemps que personne du pays ne l’a vu, ce M. de Rambuges. On ferme sa porte à tous, y compris prêtre et médecin. Eh bien, moi, le fiancé de sa petite-nièce, je veux m’assurer qu’il existe.

Guideuil eut un hochement de tête approbateur.

Il en serait temps en effet, monsieur le duc. J’ai toujours eu l’idée que la sorcière aux yeux verts faisait là quelque vilaine manœuvre, pour nuire à la jolie demoiselle. Et ça se répète aussi depuis quelque temps, dans le pays. Monsieur le duc peut donc être assuré que tout le monde sera pour lui, s’il veut voir clair dans cette histoire louche.

N’avez-vous pas entendu dire que Mme de Rambuges était revenue depuis hier à la Sylve-Noire ?

Que si ! Le boulanger me l’a appris ce matin.

Mlle de Rambuges était-elle avec elle ?

Ça, je ne sais pas, monsieur le duc. Mais je pourrai facilement m’en informer à la gare.

Un quart d’heure plus tard, les deux hommes se dirigeaient vers Rochesauve. Henry restait silencieux. Il songeait à Yolaine, si proche peut-être, inquiète sans doute, et qui pensait à lui. Il se disait avec angoisse :

« Cette créature, dans sa fureur jalouse, n’irait-elle pas jusqu’au crime ? »

Près de lui, Guideuil marchait d’un pas encore alerte. Du coin de l’œil, de temps à autre, il regardait le beau visage pensif et pensait avec satisfaction :

« Tout de même, il lui a échappé, celui-là ! Ah ! que c’est bien fait, maudite chatte ! »

Le soleil déclinait, commençait de disparaître derrière les hauteurs couvertes de sapins. Des senteurs résineuses parfumaient l’air, qui fraîchissait. Henry et son guide avaient quitté la combe au bord de laquelle se dressait Rameilles, et ils gravissaient maintenant une sente rocailleuse, entre des rocs gris veinés de rouge. C’était le raccourci conduisant au village de Rochesauve. À un moment, il surplombait la combe. Guideuil se pencha tout à coup vers Henry qui marchait devant lui, et murmura :

Voilà Bourlatte qui s’en va à la Sylve-Noire, sans doute… Là-bas, dans le sentier qui monte vers la forêt…

Oui, je vois… Tant mieux, nous n’aurons affaire qu’à la femme. L’étroit chemin tournait, les deux hommes perdirent bientôt de vue la longue silhouette du domestique de M. de Rambuges. Ils continuèrent la montée, entre les rocs gris. Cinq minutes plus tard, ils débouchaient en face de Rochesauve.

La vieille demeure avait toujours son aspect lugubre, même dans ce clair couchant de printemps.

Aucun bruit ne s’en échappait. La porte était close, au-delà du pont de pierre… Quand Henry tira la sonnette rouillée, un son grêle retentit et se perdit dans un long silence. Puis il y eut un frôlement léger, une clef tourna dans la serrure et le vantail s’entrebâilla, laissant apparaître un visage de femme, pâle et tranquille. Deux yeux clairs se posèrent sur M. de Gesvres et Guideuil, tandis que le premier demandait :

Puis-je voir M. de Rambuges ?

Paisiblement, la femme répondit :

M. le comte ne reçoit personne ; il est très malade.

Il faut cependant que je le voie. Portez-lui ma carte, dites-lui que je suis le fiancé de sa petite-nièce, et que je tiens “absolument” à ce qu’il me reçoive, ne fût-ce qu’un instant.

La femme prit la carte qu’Henry lui tendait… Dans ses yeux, une lueur passait. Son pâle visage frémit, tandis qu’elle murmurait :

Ah ! c’est le Ciel qui vous envoie !… en ce moment !

Et elle ouvrit tout grand le vantail, en ajoutant :

Entrez, monsieur.

Henry, stupéfait d’une si facile victoire, obéit à l’invitation, et Guideuil, non moins ahuri, le suivit. Derrière la femme — Mme Bourlatte, comme l’apprit à mi-voix le garde à M. de Gesvres — ils traversèrent la cour envahie par l’herbe, montèrent trois marches de pierre branlantes, entrèrent dans un vestibule délabré, qui sentait le moisi. Alors, Mme Bourlatte s’arrêta et se tourna vers eux.

Je vais conduire monsieur le duc près de M. de Rambuges. Mais auparavant, il faut que je lui explique certaines choses… à lui seul. S’il veut bien venir ici ?…

Elle ouvrit une porte et s’effaça pour laisser entrer Henry dans une salle à manger ornée de beaux meubles anciens, où une odeur de renfermé saisit le jeune homme à la gorge. Très vite, mais d’une voix nette, elle expliqua :

Je n’ai pas de temps à perdre. Mon mari est à la Sylve-Noire et il va ramener Mme de Rambuges. Il faut que monsieur le duc ait vu M. le comte avant. Son état s’est subitement aggravé tout à l’heure, il est mourant, là-haut…

Elle leva le doigt vers le plafond.

… Mais il a encore sa connaissance. Si “l’autre” n’est pas là, il aura peut-être un bon mouvement, et il refera son testament.

Il l’a fait en faveur de Mme de Rambuges ?

Oui, monsieur ! Pensez, il dépouille sa petite-nièce pour elle ! Et il ne faut pas !… Ah ! il ne faut pas ! Si vous saviez !… Mais pourvu qu’il vous écoute !… Et la demoiselle va venir aussi. J’ai dit à mon fils, qui est domestique à la Sylve-Noire : “Quand ton père ira prévenir la dame que M. le comte est au plus mal, toi, aussitôt qu’ils seront partis, tu amèneras Mlle Yolaine, parce qu’il faut qu’elle soit là, aux derniers moments de son oncle, et le nous essayions de lui faire ravoir son bien.” Car nous ne sommes pas pour Mme de Rambuges, nous deux, monsieur le duc. Il n’y a que Bourlatte, qui s’est laissé ensorceler, comme le pauvre monsieur. Mais nous, non, non ! Cependant nous ne disions rien, nous restions là comme témoins, en ayant l’air de faire son jeu. M. le comte ne voyait que par elle. Dès que j’essayais un mot contre, c’était une colère ! Alors, je me taisais. Monsieur, cette femme a entortillé M. de Rambuges, elle a réussi à lui faire écrire son testament en sa faveur, elle a desservi près de lui Mlle Yolaine. Pas une lettre n’était remise directement à M. le comte. Bourlatte les envoyait à la comtesse et elle jugeait si on devait les donner ou non au pauvre monsieur. De même, défense de recevoir quiconque. Et le domestique russe était toujours à rôder par ici, pour nous espionner, sans doute. Mais ils ne se doutaient pas que Savinien les surveillait, là-bas, et qu’il sait bien des choses…

Elle parlait avec calme. Mais son regard brillait de satisfaction. C’était une petite femme maigre, paisible, proprement vêtue. Elle ne faisait pas de gestes en parlant et semblait à peine émue. Henry demanda :

Mais alors, c’était en quelque sorte une séquestration, et Mme de Rambuges devait cependant se douter que le cas était grave pour elle !

Sans doute, monsieur le duc. Mais c’est une femme à ne rien craindre. Elle nous avait promis une grosse somme et pensait nous tenir avec cela. Par rapport à la demoiselle, elle se disait, je suppose : “Elle n’a plus de parents et n’aura pas l’idée d’aller regarder là-dessous.” Enfin, toujours est-il qu’elle s’est fait donner par testament Rochesauve et la moitié de la petite fortune de M. le comte… Maintenant, monsieur le duc en sait assez pour agir. Veut-il venir ?

Je vous suis.

Ils sortirent dans le vestibule, où attendait Guideuil. Sur un signe de M. de Gesvres, le garde monta aussi l’escalier de pierre noire et usée mais s’arrêta sur le palier, tandis que Mme Bourlatte introduisait Henry dans la chambre du malade.

C’était une grande pièce à trois fenêtres, que la tombée du jour assombrissait. Dans le lit à colonnes se trouvait étendu un vieillard au mince visage blêmi. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappait un souffle court, un peu rauque. M. de Gesvres s’arrêta sur le seuil pour le regarder… Et il demanda tout bas à la femme :

Ainsi, on n’a pas appelé le prêtre, ni le médecin ?

Personne, monsieur. “Elle” lui a persuadé que tous les médecins ne valaient rien, et lui a donné l’horreur de la religion. Alors, il a défendu de laisser entrer le curé et le docteur.

Henry revint sur le palier, donna à voix basse un ordre à Guideuil. Puis il rentra dans la chambre et s’avança jusqu’au lit.

Des yeux ternis, mais encore lucides, se posèrent sur lui, exprimèrent la stupéfaction, puis la colère. Une voix faible demanda :

Qui êtes-vous ?

Henry de la Rochethulac, duc de Gesvres, le fiancé de votre petite-nièce Yolaine.

Le vieillard balbutia :

Le fiancé de…

Henry se pencha et lui prit la main.

Écoutez-moi, monsieur. Vous avez été victime l’une intrigante, qui a éloigné de vous votre seule parente, une enfant charmante dont l’affection aurait la joie de votre vieillesse…

Que venez-vous me dire ? Nadiège est un ange… et ma petite-nièce est fausse et mauvaise.

Ah ! voici donc l’odieuse tromperie ! Eh bien ! je vais vous dire, moi, ce qu’elle vaut, votre Nadiège !

Et de sa voix nette, avec la concision dont il était coutumier, Henry dévoila Mme de Rambuges au mourant qui l’écoutait, incrédule et irrité d’abord, essayant de l’interrompre par des mots balbutiés, des gestes de protestation, puis peu à peu plus attentif, visiblement hésitant devant l’assurance de cet étranger au fier et loyal regard, qui disait sans ambages :

La veuve du comte Guillaume est une dangereuse aventurière, dont vous avez été la dupe. Elle fait léguer par vous ce qui doit revenir à votre petite-nièce, ce qui est bien de famille. Elle vous a empêché de connaître cette même petite-nièce. Elle avait fermé la porte à tous ceux qui auraient pu la gêner dans son dessein… Eh bien ! monsieur, l’heure venue d’échapper à cette influence mauvaise. Souvenez-vous de l’affection que vous avez eue pour votre neveu Bernard, réparez l’injustice commise l’instigation de cette femme. Monsieur de Rambuges, ordonnez que Yolaine soit amenée ici, et reconnaissez en elle la légitime héritière de Rochesauve.

Peu à peu, la voix d’Henry s’était élevée, prenait des inflexions plus ardentes, devenait presque impérative… Et le vieillard ne se révoltait plus. Ses yeux étonnés, adoucis, ne quittaient pas ceux du jeune homme, il murmura :

Oh ! si c’était vrai !… Si elle m’avait trompé comme cela !

Je vous affirme, sur tout ce que j’ai de plus sacré, que cette femme est une misérable, qui a fait de vous et de Mlle Yolaine ses victimes.

L’accent énergique d’Henry eut raison des dernières hésitations du vieillard. Celui-ci, du geste, appela Mme Bourlatte, qui guettait près de la porte.

De quoi écrire, Céline…

Le côté gauche du corps, seul, avait été gagné par la paralysie, qui ce soir menaçait le cœur. Aidé par Henry et la servante, M. de Rambuges réussit à tracer péniblement ces mots :

« Je lègue tout ce que je possède à ma petite-nièce nièce Yolaine de Rambuges. »

Quand il eut signé et daté, Henry plia le papier et l’enferma dans son portefeuille… Comme il glissait celui-ci dans sa poche, Mme Bourlatte murmura :

La voilà !

Il y eut dans l’escalier un bruit léger, un frôlement de soie et, sur le seuil de la chambre, Nadiège parut, vêtue de blanc, une écharpe de dentelle jetée sur ses cheveux. Elle s’immobilisa à la vue de M. de Gesvres, qui la regardait sans la saluer.

Vous, ici !… Vous !

Elle bégayait presque, dans sa stupéfaction.

Henry dit froidement :

J’ai au moins autant que vous le droit d’y être, il me semble, madame, comme futur petit-neveu de M. de Rambuges !

Ces mots rendirent à Nadiège sa présence d’esprit Elle s’avança, en attachant sur le jeune homme ses yeux brillants de colère.

Ah ! c’est en qualité de fiancé de Yolaine que vous êtes ici ? Cette aimable cachottière ne m’avait pas appris un événement si important pour elle, cependant… Mes compliments !

Elle devenait blême, et se raidissait visiblement sous le coup qu’était pour elle, en ce moment, la présence de M. de Gesvres près du lit de ce mourant.

… Et vous venez demander le consentement de M. de Rambuges ? Permettez-moi de vous dire qu’en l’état où se trouve mon pauvre oncle, il eût été charitable de ne pas le troubler, pour ce motif. Une lettre aurait suffi…

Une lettre qui aurait été supprimée par vous ou vos complices ? Non, madame, je tenais absolument à voir M. de Rambuges — et je l’ai vu. Je sais maintenant ce qu’il m’importait de connaître. Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous demande de quitter cette demeure, où Mlle de Rambuges seule a le droit de se trouver près de son oncle.

Vous me demandez… ? Ah ! en vérité !

Elle fit un mouvement pour s’approcher du lit de M. de Rambuges. Mais Henry se plaça devant elle.

Non, laissez en paix ce malheureux que vous avez, par vos mensonges, tenu éloigné de sa seule parente, et détaché de sa religion. Il ne vous écouterait plus maintenant, d’ailleurs, car il voit clair dans vos perfidies.

Le blanc visage se convulsa, des lueurs mauvaises passèrent dans les yeux troubles. Nadiège dit sourdement :

Vous avez déjà travaillé contre moi ? Mais je ne suis pas vaincue… non, non !

M. de Rambuges avait suivi d’un regard lucide cette courte petite scène. Sa voix s’éleva tout à coup, tremblante, mais distincte…

Laissez-moi, Nadiège… Je comprends bien maintenant que vous m’avez trompé. Allez, allez… et qu’on m’amène ma petite-nièce.

Une sorte d’exclamation rauque s’échappa des lèvres de Nadiège. La jeune femme étendit la main et saisit le bras d’Henry.

Ah ! vous êtes habile, vous !… Aussi habile que moi ! En si peu de temps, vous m’avez pris la volonté débile de ce vieillard ! Ensorceleur ! Ensorceleur ! Mais je ne m’avoue pas encore vaincue !

Ses doigts s’enfonçaient dans le bras d’Henry, comme des griffes. Le jeune homme dit avec répulsion :

Laissez-moi !… Lâchez-moi !

Comme elle le serrait plus fort, il fit un mouvement violent, qui le dégagea. Nadiège chancela et se retint à une table qui se trouvait là. Dans l’ombre du crépuscule, M. de Gesvres vit luire ses petites dents de félin, entre les lèvres qu’un rictus soulevait. Elle appela :

Bourlatte !… Bourlatte ! Venez m’aider à chasser cet étranger, qui a osé s’introduire ici…

Henry dit avec une hauteur méprisante :

Croyez-vous donc, madame, que je me laisse chasser ainsi ? L’étrangère, l’usurpatrice, c’est vous, et M. de Rambuges vient de vous donner l’ordre de partir.

Nadiège s’appuyait à la table, et elle redressait sa petite taille en attachant sur M. de Gesvres un regard de défi. Mme Bourlatte, qui était restée près de la porte, en observation, dit de sa voix tranquille :

Voici Mlle de Rambuges.

Nadiège se détourna brusquement.

Yolaine ?… Comment ? Qui lui a dit ?…

Du même ton paisible, la femme répondit :

M. le comte a demandé Mademoiselle.

Sur le seuil, Yolaine venait de s’arrêter. Son visage très pâle, ému et un peu effrayé, s’éclaira tout à coup à la vue d’Henry. Elle vint à lui, les deux mains tendues…

Oh ! monsieur… monsieur !

Il les prit, les serra fortement Puis il fit avancer la jeune fille près du lit

Monsieur de Rambuges, voici votre petite-nièce, celle qu’on ne vous a pas permis de connaître.

Tremblante d’émotion, Yolaine se penchait vers le vieillard. Celui-ci la considéra un moment et balbutia :

Elle a les yeux de Bernard.

Une de ses mains se leva péniblement, caressa la joue de la jeune fille. Alors Yolaine, doucement, posa ses lèvres sur le front ridé.

M. de Rambuges dit tout bas :

Pauvre petite !… On nous a trompés, vois-tu…

Nadiège se détourna d’un brusque mouvement et marcha vers la porte. Son joli visage menu, convulsé par la fureur, était méconnaissable. Elle s’arrêta près de Mme Bourlatte et de Savinien, entrés derrière Yolaine.

C’est vous qui avez introduit ici cet étranger ?… et c’est toi, Savinien, qui as amené Mlle Yolaine ?

Savinien, qui conservait sa physionomie calme et fermée, inclina affirmativement la tête, tandis que sa mère répondait avec tranquillité :

C’est moi.

Ainsi, vous me trahissiez ?

Nous ne voulions pas que Rochesauve fût à vous, aux dépens de Mlle de Rambuges. Un ricanement s’échappa des lèvres de Nadiège.

Qu’est-ce que cela pouvait vous faire, pourvu qu’on vous paye ?

Ça me fait, madame, que mon père a été toute sa vie au service de la famille de Rambuges, que moi je n’ai jamais quitté ce château et que j’aurais été trop malheureuse s’il était passé entre les mains d’une étrangère. Au cas où le pauvre monsieur n’aurait pas pu ou voulu refaire son testament, j’aurais été devant la justice, après sa mort, pour dire tout ce que je savais sur la manière dont vous avez pris sa confiance et essayé d’acheter notre complicité. Bourlatte vous a servie fidèlement, lui, parce qu’il aime l’argent ; mais Savinien et moi, madame, nous n’avons jamais cessé de vous surveiller et de guetter le moment où nous pourrions faire rendre justice à la fille de M. Bernard.

Il y eut un bruissement de soie, puis un léger bruit de pas. Nadiège sortait de la chambre, s’engageait dans l’escalier.

Henry se pencha vers Yolaine et lui dit à l’oreille :

Je vais revenir… Mais il faut que je m’assure du départ de cette femme.

Il descendit à son tour. Dans le vestibule, Nadiège appelait à mi-voix :

Bourlatte !… Bourlatte !

Le domestique sortit d’une pièce voisine. Nadiège dit sourdement.

Vous ne m’avez donc pas entendu, tout à l’heure ?

Mais non, madame !

Et comment avez-vous laissé entrer Mlle de Rambuges, amenée par votre fils ?

L’homme répéta d’un air ahuri :

Mlle de Rambuges ?… amenée par mon fils ?

Eh oui, idiot ! Ne les avez-vous pas vus entrer ?

Mais non, madame ! J’étais ici, cependant… Ils seront passés par la petite porte… Alors, Savinien a…

Nadiège siffla entre ses dents serrées :

Votre femme et votre fils sont des traîtres. Pendant que vous veniez me chercher, Céline faisait entrer le fiancé de Mlle Yolaine… Et maintenant, tout est fini ! Le vieux est entre leurs mains… Vous pouvez filer, Bourlatte, car votre compte sera bon, comme complice.

Bourlatte balbutia :

Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas possible !

De l’ombre de l’escalier surgit la haute silhouette d’Henry.

Allons, sortez, madame, laissez cet homme, avec lequel je m’expliquerai plus tard. Mais auparavant, écoutez ceci : nous ne vous poursuivrons pas, à condition que vous disparaissiez de ce pays, dès demain, et que nous n’entendions plus parler de vous. Autrement, vous savez de quoi nous pouvons vous accuser. Par égard pour le nom que vous portez, nous nous tairons si vous ne cherchez pas à nuire, en aucune façon, à Mlle de Rambuges.

Nadiège s’était détournée. Dans son blanc visage, les yeux avaient un éclat de fièvre. Elle dit d’une voix étouffée :

C’est trop doux, la vengeance ! Je ne veux pas y renoncer !

À votre aise ! Si vous n’êtes pas partie demain à midi, je dépose ma plainte au parquet.

Elle ne répliqua rien. Ses yeux troubles et passionnés s’attachaient à ceux d’Henry. Le jeune homme se recula un peu, avec un geste de hautain mépris.

Faites sortir madame, je vous prie, Bourlatte.

L’homme hésita… Son regard allait de Mme de Rambuges à Henry. Celui-ci dit impérativement :

Allons, m’avez-vous entendu ? Ouvrez la porte.

Cette fois, Bourlatte obéit. Nadiège laissa échapper un rire sourd, en ramenant autour de sa tête l’écharpe de dentelle.

Oui, c’est cela, mon garçon, soumettez-vous au nouvel état de choses. Le maître, maintenant, le voici. Moi, je ne suis plus que la vaincue ; alors, on peut me tourner le dos — et me mettre à la porte.

Elle leva de nouveau les yeux sur Henry, en ajoutant d’une voix plus basse :

Adieu, monsieur le duc de Gesvres. Vous êtes trop fort pour moi. Comment ai-je eu le malheur d’aimer le seul homme au monde, peut-être, capable de me résister ?

Elle se détourna et se dirigea vers la porte. Lentement, elle sortit. Bourlatte referma derrière elle. Puis il demanda à Henry, d’un air soumis :

Et si elle revient, monsieur ?

Vous ne la recevrez pas. Rochesauve est à jamais fermé pour elle, maintenant.

Henry se tut un instant, en enveloppant d’un coup d’œil rapide l’homme qui se tenait debout devant lui dans une attitude humble et inquiète. Puis il reprit :

Je ne vous dénoncerai pas à la justice, à la condition que vous cessiez tout rapport avec habitant de la Sylve-Noire, et que vous n’obéissiez plus qu’à Mlle de Rambuges et à moi.

Oh ! certainement, monsieur, c’est tout mon désir !… Cette femme nous avait entortillés, mais je ne demande pas mieux… Je ferai ce que monsieur voudra…

Tout à l’heure, le garde du marquis de Terneuil va ramener le médecin et le prêtre. Vous viendrez me prévenir, à ce moment.

Oui, monsieur.

Henry, cela réglé, alla rejoindre Yolaine. Il la trouva assise près du lit, sa main serrée dans celle du vieillard. D’une voix que la paralysie envahissante alourdissait, M. de Rambuges murmura :

Mettez-vous là, près d’elle… que je vous voie… Tous les deux…

Henry obéit, en échangeant un coup d’œil avec sa fiancée. Tous deux s’étaient compris. Avec les paroles persuasives que leur inspirait leur foi profonde ils commencèrent de préparer le mourant à la venue du prêtre… Devant la mort si proche, M. de Rambuges oubliait les perfides insinuations de Nadiège, pour retrouver les croyances de sa jeunesse. Quand le curé arriva, il l’accueillit par un regard de joie et lorsque, qu’un peu après, les deux jeunes gens revinrent près de lui, il leur dit :

Merci… Sans vous, je ne pouvais pas. Maintenant je suis heureux.

Ce furent presque ses dernières paroles. La paralysie, peu après, le contraignait au silence. Il mourut vers minuit, assisté jusqu’à la fin par M. de Gesvres et Yolaine. Henry l’ensevelit avec l’aide de Céline Bourlatte. Puis, après avoir fait promettre à sa fiancée de se reposer un peu, il quitta Rochesauve pour regagner Rameilles en compagnie de Guideuil, qui pensait avec la plus vive satisfaction :

« Eh ! tout de même, il en a eu raison, de cette maudite sorcière ! »



À suivre...