Chapitre XV

Chapitre XV

Sur la route brûlante de soleil qui s’allongeait entre les prés bordés de peupliers, deux femmes avançaient d’un pas lassé, en cette chaude journée du début de septembre. L’une était jeune encore, petite, blonde, élégante. L’autre, dont les cheveux grisonnaient, avait la tenue d’une femme de chambre. Sans cesse, elle essuyait son visage mouillé, en jetant des regards de détresse sur la route ardemment ensoleillée.

Vraiment, ma comtesse, cette course à pied, sous ce soleil, est bien imprudente ! Et pourquoi ? Pour te meurtrir le cœur à nouveau !

La jeune femme secoua la tête et serra ses lèvres sinueuses, avant de répondre :

Puisque je passais par ici, j’ai voulu connaître “son” château, “le” revoir, lui, de loin. Oh ! Mavra, tu sais que je ne l’ai pas oublié ! Remariée à ce Souminkhof que je méprise, j’adore toujours au fond de mon cœur cet homme si différent des autres — cet homme qui m’a humiliée, chassée, qui m’a fait perdre en un instant le bénéfice de mes longues manœuvres autour du vieux Rambuges. Tout à l’heure, si je l’aperçois… tiens, Mavra, tu pourras mettre ta main sur mon cœur, tu le sentiras battre comme un fou.

Les médecins t’ont cependant bien recommandé de le ménager, ce pauvre cœur, ma Nadiège. Tu n’es pas raisonnable, comme le prouve cette course en plein soleil, sur une route montante.

Nadiège dit d’une voix sourde :

Ah ! qu’importe ! qu’importe. ! Je sais bien que ma mère est morte d’une maladie de cœur, et que je mourrai probablement comme elle. J’ai trente-huit ans ; à cet âge, elle était déjà depuis longtemps dans le cimetière de Kiew. Il est vrai que mon père s’était chargé de l’y amener, par les chagrins dont il la comblait. Moi, je ne me suis pas fait de soucis, jusqu’au jour où j’ai aimé M. de Gesvres. Et depuis lors, la maladie, latente en moi, s’est développée. Je peux mourir subitement, je le sais… Et avant, je veux le revoir.

Au bord de la route, une petite maison grise se dressait. Une femme, coiffée du foulard périgourdin, tricotait assise sur un banc à l’ombre d’un tilleul. Mavra proposa :

Si nous nous reposions un peu ?

Nadiège acquiesça. Elles s’approchèrent, demandèrent l’autorisation de s’asseoir. La femme s’écarta avec empressement pour leur faire place. C’était une petite vieille ridée, qui semblait fort disposée à causer.

Vous avez du courage de vous promener par un temps pareil, mesdames ! Voilà toute une semaine que nous avons cette chaleur… Et, dame ! on commence à en avoir assez !

Nadiège, tout en s’éventant, dit négligemment :

Nous passions par ici et nous avons eu le désir de visiter le château de Mayonne, que l’on dit très ancien.

Oh ! oui, ancien et bien beau !… Mais en ce moment il faut demander l’autorisation pour le visiter, car M. le duc y est avec sa famille.

Ah ! vraiment ?… En ce cas, je me contenterai de le voir de l’extérieur. Il est toujours désagréable de déranger…

Oh ! on ne dérange pas. Le concierge montre les plus belles salles, les souterrains, les vieilles tours et puis une partie des jardins, celle où ne se tiennent pas d’ordinaire Mme la duchesse et ses enfants.

Nadiège garda un instant le silence, tout en s’éventant de nouveau, d’une main nerveuse… Puis elle demanda :

A-t-il beaucoup d’enfants, M. de Gesvres ?… Non, c’est M. de Mayonne, maintenant…

Il en a cinq, madame. Le premier est mort à six mois. Les derniers, des jumeaux, sont venus au printemps… Et ils sont tous gentils !… M. Jean surtout, l’aîné. C’est le portrait de Mme la duchesse, qui est si belle, et bonne, affable !… Ah ! on l’aime, par ici ! Et M. le duc aussi ! Il n’y a pas une misère dans le pays sans qu’il en soit informé, et qu’il lui vienne en aide. Puis il accueille tous ceux qui ont besoin de conseils, il va voir ses métayers, il les oblige à cultiver les terres selon son idée, ce qui fait, m’a-t-on dit, qu’elles rapportent beaucoup plus maintenant… Enfin, c’est un homme pas ordinaire, et il est le roi du pays.

Nadiège songea tout haut :

Cela ne m’étonne pas.

La vieille la regarda avec surprise.

Madame connaît M. le duc ?

Non… C’est-à-dire, j’en ai entendu parler… Je l’ai même aperçu, à Paris, il y a… sept ans.

Ah ! oui. Son père vivait encore, alors. Il est mort voici bientôt quatre ans, pendant la guerre, juste au moment où M. le duc de Gesvres venait d’être blessé pour la troisième fois. Il ne ressemblait guère à celui-ci !… Mais on dit qu’il avait été converti par lui.

Des mouches bourdonnaient dans la lumière. Nadiège les chassa de son éventail. Ses yeux se cachaient sous leurs cils pâles, ses lèvres tremblaient… Elle demanda :

Et… c’est un bon ménage, votre duc et votre duchesse ?

La femme joignit les mains.

Oh ! madame, tout ce qu’il y a de meilleur ! Ça fait plaisir à voir, parce qu’il y en a d’autres !… Quand ce ne serait que celui-ci du défunt duc. On voit bien, rien qu’à la manière dont ils se regardent, qu’ils sont amoureux comme au premier jour. C’est que M. le duc est un homme comme il n’y en a pas beaucoup… D’ailleurs, si madame l’a vu, elle a pu juger !

Nadiège inclina affirmativement la tête.

Et notre jeune duchesse est si jolie ! Si intelligente, aussi, comprenant tout à fait son mari, qui est un grand écrivain, et qui parle si bien, à ce qu’on assure !

Nadiège se leva lentement en faisant observer :

Il ne faut pas trop nous retarder, car nous ne sommes pas encore au château.

Par le raccourci, vous n’en êtes plus très loin. Voulez-vous que je vous l’indique ?

Certes, je ne demande pas mieux !

À la suite de la vieille Périgourdine, la jeune femme et Mavra contournèrent la maison. Nadiège, tout en marchant, s’informa :

Et la duchesse douairière, qu’est-elle devenue ?

Elle vit avec son fils et sa bru, madame, quatre mois de l’année à Paris, et le reste ici. Elle aussi a bien changé. Avant, elle ne se souciait que de ses plaisirs du monde ; maintenant, elle est pieuse et charitable, très occupée de ses petits-enfants qui font sa consolation. Car, par ailleurs, elle a eu bien du souci avec son second fils, M. de la Rochethulac. Il venait de divorcer après un an de mariage, au moment de la guerre. Blessé à la bataille de la Marne, il a longtemps souffert avant de mourir… Puis sa sœur, Mme la comtesse de Tigranes, est séparée de son mari. Sans M. le duc, qu’elle écoute seul, elle aussi aurait divorcé, paraît-il. Elle est en ce moment au château avec sa petite fille. Là, elle n’aura que de bons conseils et de bons exemples… Tenez, mesdames, voici le petit chemin qui vous conduira à la grande allée de chênes. Après cela, vous verrez le château.

Nadiège remercia, et s’engagea dans le sentier indiqué. Sa main, moite et fiévreuse, se crispait à la poignée de son ombrelle. Cette conversation venait de raviver tous les souvenirs qu’elle n’avait d’ailleurs jamais cherché à repousser de sa mémoire… Au cours de l’existence d’aventurière qui était la sienne depuis sept ans, rien n’était venu se substituer à cette passion tenace et sans espoir. Un ennui incurable s’était peu à peu emparé d’elle, un dégoût de tout ce qui avait été sa vie jusqu’ici. Lasse et désenchantée, sentant la maladie qui progressait, elle promenait sa langueur dans les villes d’eaux et les stations hivernales, en cherchant une distraction dans les salles de jeu dont son troisième mari, Michel Souminkhof, un Russe taré mais fort riche, était un des fidèles. Elle se laissait faire la cour, mais n’y trouvait plus aucun plaisir. Et la pensée de la mort lui venait de plus en plus fréquente, s’imposait à elle bien qu’elle prétendît ne pas la craindre.

Non qu’elle eût aucune préoccupation religieuse, car elle avait dit vrai en parlant naguère à Henry de la complète incroyance dans laquelle on l’avait élevée. Mais elle avait peur de la lutte dernière, et du mystère qui, lui semblait-il, la guettait parfois — depuis quelques mois surtout — elle se réveillait la nuit en tremblant. Des visions terribles passaient devant son regard. Alors elle invoquait le seul être qu’elle eût aimé, celui qui était à ses yeux la perfection même :

« Henry, Henry, vous sauriez me rassurer, vous ! Pourquoi m’avez-vous rejetée ? Maintenant, je ne vois plus que le noir devant moi. Je désire la mort, et j’en ai peur. Henry, vous êtes si fort, si bon !… Mais vous me méprisez, et je suis une folle de vous aimer encore — malgré tout ! »

Dans les journaux, dans les revues mondaines et littéraires, elle cherchait avidement tout ce qui avait trait à M. de Gesvres, devenu duc de Mayonne par la mort de son père. Et toujours, en évoquant son souvenir, elle voyait près de lui cette Yolaine qu’il aimait, qui était pour lui la confidente, l’amie de tous les instants.

« On voit bien, rien qu’à la manière dont ils se regardent, qu’ils sont amoureux comme au premier jour », avait dit la vieille femme.

Nadiège serra plus fort la poignée de son ombrelle. Il lui semblait qu’elle allait défaillir de jalousie et de douleur.

Mavra avait raison, c’était une démence d’être venue chercher ici tant d’émotions.

Maintenant, les deux femmes montaient la majestueuse avenue de chênes. Une grille, superbe travail de ferronnerie, apparaissait au-delà, et derrière commençaient les jardins à la française qui précédaient le château, encore invisible.

Le chalet du concierge se nichait à droite de l’entrée, dans la verdure d’un bosquet. Mavra interrogea :

Vas-tu demander à visiter, ma comtesse ?

Mais pas du tout. Le château m’importe fort peu. Ce que je veux, c’est l’apercevoir, et pour cela, il ne faut pas que je sois embarrassée de ce guide…

D’un geste léger, elle désignait le concierge qui lisait son journal près de là porte du chalet.

Mais il ne nous laissera pas entrer comme cela ?

Si, tu vas voir.

Une petite porte restait ouverte, jusqu’à la nuit, à droite de l’entrée principale. Nadiège la franchit, suivie de Mavra, et demanda au concierge si la duchesse douairière se trouvait au château. Il répondit affirmativement, en ajoutant qu’il ne savait si Mme la duchesse recevait aujourd’hui, mais qu’il allait téléphoner pour s’en informer. Nadiège déclara avec aplomb :

Non, laissez, je vais aller jusque-là. J’aurai grand plaisir à revoir ces superbes jardins, que j’ai visités autrefois.

Et, délibérément, elle s’engagea avec Mavra dans l’allée qui, en contournant des parterres et un long bassin de marbre, menait au château dont la silhouette féodale se dressait sur un ciel pur, entre de magnifiques frondaisons… Mais dès qu’elles furent assez loin pour que le concierge ne pût les voir, les deux femmes gagnèrent, à droite, une étroite allée montante bordée de hauts fusains. Elles allaient au hasard, lentement, prêtes à rebrousser chemin si elles entendaient quelqu’un venir… Entre les fusains, Nadiège voyait que cette allée en surplombait une autre, plus large, ombragée de hêtres superbes… Tout à coup, la jeune femme s’arrêta. En bas, maintenant, les hêtres formaient rotonde. À leur ombre étaient disposés des sièges, des tables légères. Un petit garçon d’environ cinq ans, une petite fille brune, un peu plus âgée, une autre, blonde et plus jeune, jouaient sur le sable qui couvrait le sol. Deux bébés dormaient dans une voiture blanche. Et près d’eux étaient assises deux jeunes femmes : Yolaine et sa belle-sœur, Françoise de Tigranes.

Oui, Yolaine, dans tout l’épanouissement de sa beauté, Yolaine si délicieusement élégante dans cette robe blanche légère, d’un goût très délicat. Elle cousait une petite brassière, en s’interrompant souvent pour jeter un coup d’œil sur les enfants… Près d’elle, Françoise lisait. Le froid visage semblait s’être adouci, la bouche avait perdu son pli dur. Et il n’était pas jusqu’à la toilette elle-même qui ne parût plus sérieuse qu’autrefois.

Mais le regard de Nadiège, après avoir effleuré Mme de Tigranes, revenait à Yolaine, s’y attachait avidement. Il notait la grâce séduisante de cette physionomie, la chaude beauté de ces yeux, qui avaient pris à jamais le cœur d’Henry… Et quelle jeunesse, quelle merveilleuse fraîcheur ! Nadiège crispait l’une sur l’autre ses mains tremblantes. Elle frissonnait de jalousie furieuse, de désespoir… À son oreille, Mavra murmurait :

Viens… viens. Cela te fait mal…

Non, laisse-moi… La vois-tu ? Il n’est pas étonnant qu’il l’aime. Elle est plus belle encore qu’à dix-huit ans…

La voix du petit garçon s’éleva :

Ah ! voilà papa !

Et l’enfant s’élança au-devant d’Henry, qui s’avançait dans l’allée.

Nadiège saisit machinalement une tige de fusain et s’y cramponna. Son regard cherchait la haute silhouette bien connue, toujours svelte, toujours incomparablement élégante, et ce visage dont la virile beauté était éclairée, comme autrefois, par la chaleur profonde du regard… Oui, elle le retrouvait tout semblable — et son cœur battait à grands coups désordonnés, qui l’étouffaient.

M. de Mayonne prit son fils, l’éleva un instant à bout de bras, en riant au petit visage joyeux.

Eh bien, Jean, nous avons été bien sage ?

Très sage, papa.

À la bonne heure !… Et Mimi ?

Il posa Jean à terre et se pencha pour caresser la joue de la petite fille blonde.

… Tu ne t’es pas mise en colère, j’espère ?

La brunette, qui semblait vive et délurée, s’écria :

Pas du tout, mon oncle Henry ! C’est moi qui ai été méchante, aujourd’hui. Mais je ne le ferai plus.

Toujours de bonnes résolutions, Antoinette. Mais comme on les oublie vite !… Allons, retournez jouer, mes chéris.

Jean protesta :

Je ne veux plus jouer ! Je veux rester près de vous, papa !

Eh bien, Jean ?

L’enfant baissa la tête, en devenant très rouge.

Je vous demande pardon, papa. Il fallait dire : “Je voudrais”.

C’est bien. Va jouer.

Et Henry s’approcha des jeunes femmes qui avaient interrompu, à sa vue, l’une son travail, l’autre sa lecture.

Il tendit une lettre à sa sœur.

Ceci vient d’arriver pour toi, Françoise.

Merci, mon ami… Rien d’important, je la lirai plus tard… Tu as passé un bon après-midi de travail ?

Excellent ! Il fait une fraîcheur exquise dans la bibliothèque.

Tout en parlant, il s’asseyait près de sa femme, sur le petit canapé d’osier à deux places. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Yolaine, tandis qu’il demandait avec un sourire tendre :

La chaleur ne vous a pas trop fatiguée, aujourd’hui ?

Pas du tout. Ce n’était hier qu’une indisposition passagère. Mais Françoise, elle, a eu un moment de malaise.

Henry se tourna vers sa sœur.

C’est passé, Françoise ?

Tout à fait !

Que lis-tu là !

Il se pencha pour regarder le titre du volume que tenait la jeune femme. Celle-ci se mit à rire.

Oh ! cher Caton, tu vas encore trouver à redire !

Évidemment ! Tu sais mon opinion au sujet de cet ouvrage.

Oui, je sais… Et, tiens, je te le donne. Mets-le au feu. Il n’a même pas le mérite d’être intéressant.

C’est pour cela que tu me l’abandonnes ?

Voyons, Henry, je t’ai fait le sacrifice de lectures plus attrayantes ?

Oui, c’est vrai, ma chère Françoise. Tu as bien voulu m’écouter souvent, et je t’en remercie.

C’est que je ne connais pas de meilleur conseiller que toi, mon ami.

Mavra, tout bas, implora de nouveau :

Viens, viens !… Tu l’as vu maintenant… Viens donc…

Mais Nadiège ne lui répondit même pas. Elle continuait de regarder, d’écouter Henry. Le sujet de l’entretien, elle n’aurait su le dire. Son attention se concentrait sur ces deux êtres assis l’un près de l’autre, et elle ne perdait pas un regard, pas un sourire de l’un à l’autre, pas un des gestes caressants d’Henry, quand il écartait du visage de sa femme une mouche importune ou se penchait pour relever légèrement un des bandeaux de cheveux soyeux et ondulés, qui avait un peu glissé sur le beau front pur.

Oui, elle avait bien deviné, en pensant que cet homme, inaccessible en apparence à la passion, saurait être magnifiquement amoureux le jour où son cœur s’accorderait avec sa conscience. Et c’était Yolaine qui connaissait la première et merveilleuse floraison de cet amour… Yolaine, dont la pure jeunesse avait eu raison des grâces séductrices de la femme expérimentée en l’art de prendre les hommes.

La petite Mimi, lasse du jeu, vint à son père qui la prit sur ses genoux. Elle se blottit contre lui, tandis qu’il mettait un baiser sur les cheveux blonds. Jean s’approcha à son tour et s’appuya câlinement contre sa mère. Il avait un beau petit visage aux grands yeux vifs et des cheveux bruns bouclés. Comme l’avait dit la vieille femme, il ressemblait à Yolaine… La petite Antoinette de Tigranes vint compléter le charmant tableau. Avec des mines caressantes et respectueuses, elle demanda à son oncle “une histoire”. On sentait tous ces petits êtres soumis à une sage discipline, habitués à l’obéissance immédiate, et cependant entourés de tendresse, d’une forte et vigilante affection qui les laissait libres et confiants à l’égard du père et de la mère.

Puis apparut une gouvernante, venant chercher les enfants. Françoise se retira aussi pour écrire des lettres qui devaient partir par le courrier du soir et il ne resta plus, sous les hêtres, que M. de Mayonne et Yolaine.

Henry se rapprocha de sa femme et lui parla un long moment à mi-voix. Yolaine l’écoutait d’un air sérieux, en l’approuvant d’un mot, d’un mouvement de tête. Puis le bras de son mari entoura ses épaules, et les deux visages se trouvèrent l’un près de l’autre. Maintenant, Yolaine souriait. L’émotion, la tendresse confiante donnaient à ses yeux si beaux un éclat admirable. Et quand les lèvres d’Henry se posèrent longuement sur les paupières palpitantes, une teinte rose monta au visage délicat, comme le jour où M. de Gesvres l’avait effleuré de son premier baiser, dans le jardin de l’hôtel de Mayonne, pendant les fiançailles.

Nadiège, blême, les yeux dilatés, s’affaissa sur les genoux, derrière la haie de fusains… Mavra la saisit dans ses bras. La jeune femme s’y laissa tomber, inanimée Elle avait l’air d’une morte. Et Mavra, oubliant tout, clama :

Au secours ! Au secours !

M. de Mayonne et sa femme sursautèrent, et se levèrent précipitamment.

Qu’est-ce donc ? L’appel vient de là-haut ! Et tous deux s’élancèrent pour gagner, un peu plus loin, un escalier rustique qui menait à l’allée haute. Henry, en apercevant le groupe lugubre que formaient les deux femmes, s’écria :

Qu’y a-t-il ? Que…

Mais il s’interrompit brusquement, en reconnaissant celle qui était étendue là. Et Yolaine dit avec effroi, en joignant les mains :

Elle !… Oh ! elle, encore !

Mavra qui, à genoux, soutenait sa maîtresse, s’écria d’un ton farouche :

Eh bien ! oui, c’est elle !… C’est elle, que vous faites mourir ! Vous n’allez pas la laisser finir là, au moins ? Vous n’allez pas la mettre dehors non plus ?…

Henry, qui avait repris instantanément sa présence d’esprit, demanda froidement :

Je voudrais bien savoir, d’abord, ce que vous faisiez ici, chez moi… et à cet endroit ?

Ce que nous faisons ? Ma pauvre comtesse voulait vous revoir encore une fois… Je lui avais dit que c’était fou, surtout avec sa maladie de cœur, que toutes les émotions aggravent… Elle n’a pas voulu m’écouter… Et quand elle vous a vus là…

La voix de Mavra se perdit dans un son rauque. L’ancienne nourrice étreignit le corps inanimé de la jeune femme en gémissant :

Es-tu morte, ma Nadiège ?… Oh ! ma colombe, ouvre les yeux, regarde-moi !

Henry s’écarta un peu et dit à mi-voix à Yolaine :

Nous sommes obligés de faire soigner cette femme, dans l’état où elle est Voulez-vous retourner au château et m’envoyer deux domestiques, qui la transporteront dans une des chambres du pavillon ? Puis vous ferez prévenir le médecin…

Vous ne croyez pas qu’elle soit morte ?

Non, ce doit être une crise cardiaque très violente… Ne vous émouvez pas ainsi, ma chérie ! Cette malheureuse ne peut plus nuire ; elle est probablement aux dernières heures de son existence.

Un peu après, Nadiège, qui ne donnait toujours pas signe de vie, était étendue sur un lit, dans le pavillon où les châtelains de Mayonne, à la saison des chasses, logeaient une partie de leurs hôtes quand le château était plein. Yolaine, qui avait dominé son premier émoi, s’assurait que rien ne manquait du nécessaire… Et voyant Mavra affolée essayer de faire revenir à elle sa maîtresse, elle oublia chrétiennement que cette femme avait été l’espionne, la complice de Mme de Rambuges et lui apporta l’aide d’une expérience gagnée au chevet de son beau-père, qu’elle avait soigne lors de la crise, presque semblable à celle-ci, qui l’avait emporté.

Mais Nadiège était encore dans le même état quand apparut le docteur. Celui-ci, à l’aide de piqûres, réussit à ranimer la jeune femme… Yolaine s’était discrètement retirée, soupçonnant que sa vue ne pourrait qu’être défavorable à la malade, qui devait sans doute avoir continué de la haïr. Elle alla rejoindre son mari dans le cabinet de travail où, un peu plus tard, un domestique introduisit le médecin, qui venait leur faire part de son diagnostic.

Cette jeune femme est perdue. Le cœur est complètement désordonné ; il s’arrêtera subitement… Question d’heures… peut-être de jours.

Elle ne peut être transportée, n’est-ce pas ?

Je n’ose le conseiller, monsieur le duc. La faiblesse est très grande…

Soit, nous la garderons ici… Quand reviendrez-vous, docteur ?

Demain matin, si elle vit encore. J’ai donné toutes les instructions nécessaires à la femme de chambre, qui paraît une personne intelligente. Cependant, s’il était besoin de piqûres, en cas de crise, elle ne saurait les faire…

Ma belle-sœur ou moi nous en chargerons, docteur.

Oh ! si elles sont faites par vous, madame la duchesse, je suis tranquille ! Il n’y a pas de meilleure infirmière dans tout le pays.

Yolaine sourit un peu, en répliquant :

Je n’ai pourtant pas le diplôme de Mme de Tigranes.

Non, mais vous avez l’adresse, la douceur du geste, l’intuition, et là où il a fallu aux autres des années, vous vous contentez de mois, pour atteindre à un résultat supérieur.

Là-dessus le docteur, satisfait d’avoir rendu hommage à la vérité tout en flattant le duc de Mayonne dans son affection conjugale, s’inclina et prit congé.

Après son départ, Henry se mit à marcher de long en large dans le cabinet… Yolaine, assise près du bureau, regardait pensivement son mari. Elle dit tout à coup :

Je sais à quoi vous songez, Henry. Cette malheureuse… nous ne pouvons la laisser s’en aller ainsi, sans essayer de lui procurer une mort chrétienne.

Tout en parlant, elle se levait et s’approchait de M. de Mayonne, qui s’était arrêté au milieu de la pièce. Il fit de la tête, un signe affirmatif. Puis il ajouta :

Mais elle ne voudra peut-être pas vous écouter.

Je le crains… Votre mère ne pourrait-elle pas ?…

Il secoua la tête.

La tâche est difficile, avec une telle nature.

Yolaine murmura :

Je puis toujours tenter… C’est mon devoir.

Oui… L’approche de la mort la changera peut-être, mettra un peu de sincérité et de remords dans cette âme trouble.

Il s’interrompit un moment en prenant les mains de la jeune femme, en plongeant son regard ardent et grave dans les beaux yeux purs. Et il lui dit à mi-voix :

Tu ne peux pas savoir comme il m’en coûte de te laisser aller près de cette femme ! Mais toi seule, ici, est capable de remplir près d’elle ce rôle d’apôtre, et pour le salut d’une âme, il faut sacrifier nos répugnances… Ce soir, je te conduirai au pavillon.

Comme, un peu plus tard, Yolaine sortait du cabinet de son mari, un domestique lui remit un billet hâtivement tracé par Mavra :

« Madame, ma pauvre comtesse veut vous voir. Pouvez-vous venir tout à l’heure ? »

La jeune femme se dirigea aussitôt vers le pavillon, accompagnée d’Henry, qui, défiant au sujet de ces deux femmes sans scrupules, demeura dans le salon précédant la chambre de la malade, tandis que Yolaine pénétrait dans celto-ci.

Nadiège souleva ses paupières. Son visage frémit un peu, à la vue de celle qui entrait. Elle dit d’une voix affaiblie :

Va-t’en, Mavra.

La femme de chambre sursauta, protesta…

Tu me renvoies, ma colombe ?

Oui, un moment… Laisse-moi avec elle…

Mavra se retira, de mauvaise grâce. Yolaine s’était approchée. Maîtrisant son émotion pénible, elle demanda avec un calme apparent :

Comment vous trouvez-vous, madame ?

Mal… Ce cœur m’étouffe… Et je veux que vous me disiez…

Elle s’interrompit un moment. Son visage, sous la lumière électrique qui éclairait cette chambre élégante, avait une pâleur blafarde. Sous les yeux, de grands cernes s’accusaient.

… J’ai demandé à Mavra ce que le docteur pense de mon état. Elle prétend que je guérirai. Mais je sens qu’elle ment… Et je veux que vous me disiez la vérité.

Son regard s’attachait sur Yolaine, interrogeait avec une angoisse impérieuse. La jeune femme dit avec douceur :

Il est vrai que le docteur vous trouve très atteinte ; mais vous êtes jeune, la vie a des ressources inconnues…

Je comprends. Il m’a condamnée.

Nadiège abaissa un instant ses paupières. Quand elle les releva, elle vit que Yolaine était penchée vers elle. Sa main se leva, faisant le geste de la repousser.

Laissez-moi maintenant. Je n’ai plus qu’à attendre.

Non, vous avez à vous préparer pour l’autre vie, au cas où Dieu vous enlèverait bientôt à celle-ci.

Une sorte de rictus tordit les lèvres, qui avaient un peu perdu leur vive couleur de corail.

L’autre vie ?… Je n’y crois pas.

Elle existe cependant. Et je suis bien certaine qu’au fond de vous-même, vous y croyez.

Nadiège secoua la tête, sans répondre. Son regard ne quittait pas le beau visage tout proche du sien… Yolaine, avec la discrète et fervente ardeur de sa foi, parlait de la Rédemption, de la miséricorde du Christ à l’égard du pécheur qui reconnaît sa faute. Nadiège, de nouveau, fermait les yeux. Elle restait immobile, insensible en apparence. Mais quand Yolaine se tut, elle dit à mi-voix :

Pour mourir dans “sa” religion, il faudrait sans doute que je cesse de vous haïr ?… Et cela, je ne le peux pas.

Elle ouvrait les yeux, et Yolaine se sentit enveloppée de toute cette haine de femme, inassouvie, augmentée encore par la certitude du bonheur dont jouissait la jeune duchesse de Mayonne.

… Je “lui” aurais donné mon âme, s’il avait voulu. Mais il m’a repoussée… et il vous a aimée. Le Dieu qui vous a unis ne peut pas être le mien. Laissez-moi, retournez à votre Henry et ne vous dérangez plus pour moi. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on m’enterre dans le cimetière du village de Mayonne, pour qu’“il” pense quelquefois à moi, quand il ira visiter les tombes de ses ancêtres.

* * *

Dans la matinée du lendemain, Nadiège, au court d’une syncope, rendit à Dieu son âme que M. de Mayonne avait si bien qualifiée naguère, en l’appelant “une âme trouble”. Au cours de sa vie, elle n’avait peut-être eu qu’un sentiment sincère : son amour pour Henry. Mais là encore, la duplicité de sa nature s’était mise au service de la passion, et jusqu’au dernier jour, l’énigme inquiétante de cette âme de femme avait persisté, puis s’était enclose sous les paupières molles, un peu avant que Nadiège exhalât son dernier soupir.

Un télégramme de Mavra prévint Michel Souminkhof. Il répondit, par dépêche également :

« Impossible venir. Faites le nécessaire, selon ses dernières volontés. »

On lui creusa donc une tombe, comme elle l’avait demandé, dans le petit cimetière de Mayonne, autour duquel bruissait le feuillage des peupliers. Par une dernière charité, Yolaine, Henry et Mme de Tigranes suivirent Mavra, qui marchait derrière le cercueil. Puis ils revinrent lentement vers le château tandis que l’ancienne nourrice restait prostrée près de la tombe ouverte. Françoise parlait de la morte, rappelait les souvenirs de son séjour à Paris. Elle disait :

C’était une ensorceleuse. J’y ai été prise, moi aussi. Pendant quelque temps, je l’ai presque traitée en amie. Mais vous, Henry et Yolaine, vous avez échappé au sortilège.

Yolaine dit vivement :

Oui, grâce au Ciel !

Elle regardait son mari, et elle frissonna un peu, à la pensée que cet Henry bien-aimé aurait pu être prie aux pièges de la chatte blanche, comme le vieux Guideuil avait si bien surnommé l’habitante de la Sylve-Noire.

Au cours de l’après-midi, Mavra fit demander à M. de Mayonne s’il pouvait la recevoir. Elle entra à pas lents dans le salon où Henry et Yolaine se trouvaient seuls, et s’arrêta à quelque distance d’eux. En ces deux jours, elle avait vieilli, semblait-il, de plusieurs années… Elle dit d’une voix morne.

Je remercie monsieur le duc de l’hospitalité qu’il nous a accordée. Maintenant, je vais partir. J’irai m’installer à Périgueux, afin de pouvoir venir souvent sur la tombe de ma comtesse et lui apporter des fleurs.

Henry dit froidement :

Vous êtes libre. Adieu !

Elle enveloppa d’un long regard sombre les deux époux, puis le petit Jean, qui jouait devant la porte-fenêtre ouverte et s’approchait curieusement pour regarder cette femme en noir. La claire lumière du soleil de septembre se répandait à travers la grande pièce somptueuse, ornée de tapisseries de haute lice, de lourds bahuts sculptés, d’admirables objets anciens. Elle frôlait les cheveux blonds de M. de Mayonne, le délicat visage de la jeune duchesse, les boucles foncées de Jean. Un parfum de fleurs d’automne arrivait du jardin, avec l’air sain et chaud. Mavra eut un grand soupir. Elle murmura :

« La voilà toute seule là-bas, ma Nadiège… Et ici !… »

Lentement, elle salua, et sortit, les épaules courbées, peut-être consciente de sa part de responsabilité dans l’éducation mauvaise de l’enfant qu’elle avait prise au berceau, pour la conduire à cette tombe de hasard, après l’avoir encouragée à tant de fautes.

Jean, quand elle fut sortie, s’approcha de ses parents et demanda de sa petite voix claire :

Pourquoi la dame avait cet air triste, maman ?

Yolaine le prit sur ses genoux, sans répondre. Le souvenir des jours sombres vécus à la Sylve-Noire passait sur elle et voilait un instant la belle lumière de ses joies d’épouse et de mère. Toute cette période de son existence se représentait à son esprit… Et voici qu’elle évoquait le jour inoubliable où, pour la première fois, deux yeux bruns aux ardents reflets d’or s’étaient posés sur elle, dans le salon blanc et vert à travers lequel rôdaient les félins chers à Mme de Rambuges. Deux yeux dont la douceur profonde l’avait prise à jamais, dès ce jour, sans qu’elle s’en doutât…

Yolaine, je vous défends de songer à ce passé !

Henry se penchait vers elle, en posant sa main sur les cheveux bruns. Comme toujours, il l’avait devinée… Pas entièrement, cependant… Et elle dit en souriant avec amour aux yeux tendrement dominateurs :

Je pensais à vous, mon Henry. Cela, vous ne me le défendrez pas ? Car, vraiment, il me serait bien impossible de vous obéir !

F i n