Chapitre II

Chapitre II

En se trouvant à l’air vif et glacé, Henry respira plus largement. Cette atmosphère lui plaisait infiniment mieux que celle, très tiède, mais trop parfumée, du salon de Mme de Rambuges. De plus, il n’était pas fâché d’être délivré de cet entourage de félins — parmi lesquels se pouvait ranger la maîtresse du logis elle-même.

Qu’était-ce que cette femme à l’inquiétante physionomie ? Les Terneuil le sauraient peut-être… En tout cas, elle lui déplaisait au plus haut point. Certes, il la trouvait jolie — plus que jolie, étrangement séduisante. Mais il n’était pas de ceux qui se laissent charmer par les sirènes. Il fallait mieux, beaucoup mieux que cela pour prendre ce cœur ardent et fier, qui ne s’était jamais donné encore et méprisait les joies faciles dont beaucoup se contentaient, autour de lui.

Henry marchait d’un pas alerte à la suite du jeune garçon silencieux. La neige tombait toujours, en épais et lents flocons. Dans la nuit profonde, Henry ne distinguait au passage que de vagues formes d’arbres, éclairées par la lueur de la lanterne. Cependant une lumière, tout à coup, frappa sa vue, vers la droite. À ce moment, le jeune homme et son guide se trouvaient dans une combe, après avoir descendu un sentier glissant. M. de Gesvres demanda :

Y a-t-il une habitation par-là ?

Savinien répondit laconiquement :

Oui, monsieur, c’est Rochesauve.

Les sentiers devenaient plus raides et plus glissants encore… Henry, cependant, suivait facilement son guide. Il était souple, agile, très sûr de lui. Et quand, après une grande heure de marche, tous deux furent en vue de Rameilles, Savinien, qui n’avait guère desserré les dents de tout le trajet, dit avec une tranquille admiration :

Il n’y en a pas beaucoup qui feraient ce chemin-là aussi facilement que Monsieur !

Puis il voulut se retirer, en refusant de se reposer au château. Henry lui mit une pièce d’argent dans la main, et le jeune garçon, après un remerciement poli, rebroussa chemin en balançant la lanterne.

La grille du château était ouverte. Au moment où Henry la franchit, le concierge apparut sur sa porte.

Ah ! monsieur le duc !… M. le marquis commençait à être inquiet ! Il craignait que M. le duc se fût perdu dans tous nos sentiers.

Henry dit gaiement :

Voilà ce qui m’est arrivé, en effet. Mais je suis sain et sauf, et c’est le principal.

À l’extrémité d’une allée de mélèzes, le château dressait sa façade éclairée. Quelqu’un, à ce moment, ouvrait une fenêtre du rez-de-chaussée et se penchait au dehors. Henry s’écria :

C’est moi, Jacques ! Rien de cassé !

Ah ! enfin !

Un peu après, dans le salon, Henry, entouré par ses amis, racontait son aventure. La jeune Mme de Terneuil, une blonde rieuse et fraîche, s’exclama :

Vous étiez à la Sylve-Noire ?… chez Mme de Rambuges, cette mystérieuse veuve que l’on dit si jolie ?

Elle l’est, en effet, et doit plaire extrêmement — du moins à ceux qui aiment les femmes-chattes… Qu’est-ce donc, au juste, que cette personne ?

La marquise douairière secoua la tête.

Au juste, on n’en sait rien. Elle se dit Russe, et Guillaume de Rambuges l’épousa au cours d’un séjour qu’il fit à Nice. Déjà veuve d’un de ses compatriotes, elle était alors, paraît-il, une habituée du Casino de Monte-Carlo et se trouvait toujours entourée d’une cour d’adorateurs… M. de Rambuges était un homme faible, mais violent. Y eut-il des scènes entre eux ? Toujours est-il qu’un jour, on le vit arriver seul, dans cette demeure où il n’était pas revenu depuis son mariage. Mais peu après, la jeune femme venait le retrouver. Sans doute implora-t-elle son pardon, — je vous raconte ce qu’on a imaginé dans le pays, — car on les aperçut quelques jours plus tard, se promenant dans la forêt ; la comtesse donnait le bras à son mari, et la physionomie de celui-ci n’avait plus l’expression dure et sombre qu’on lui avait vue depuis son retour. Peu après, ils quittèrent le pays… Un mois plus tard, nous apprenions la mort de M. de Rambuges, dans le Midi. Pendant plus d’une année, on n’entendit plus parler de sa veuve. Puis elle revint, il y a deux ans, et s’installa à la Sylve-Noire, en y faisant faire beaucoup d’aménagements… On dit que c’est très élégant, là-dedans ?

Très élégant, en effet, et d’une originalité qui s’harmonise fort bien, d’ailleurs, avec le genre de beauté de la maîtresse du logis.

Jacques de Terneuil fit observer :

Nous ayons toujours trouvé assez singulier qu’elle vînt s’installer pendant près des trois quarts de l’année dans cette solitude. Elle n’a dans le pays aucune relation et n’a jamais cherché à en faire. Elle ne voisine qu’avec Rochesauve, où vit un oncle de son mari, le comte Gilbert de Rambuges, qui est à demi paralysé.

Mais elle a près d’elle une jeune parente ?… Une jeune fille charmante, Mlle Yolaine de Rambuges.

Ce doit être la fille d’un frère cadet de son mari, une orpheline dont Gilbert de Rambuges est le tuteur. Elle habitait Besançon, chez une tante de sa mère, son unique parente de ce côté. Celle-ci est morte, il y a un an environ… Pourquoi la jeune fille vit-elle maintenant chez la veuve de son oncle, plutôt que chez son tuteur ? Cela, je l’ignore.

La jeune marquise demanda :

Elle est bien, cette demoiselle de Rambuges ?

Ravissante !… Et elle paraît extrêmement sérieuse et distinguée, mais un peu triste.

La vie ne doit pas être gaie à la Sylve-Noire. Je ne comprends pas ce que peut y faire cette jeune femme que l’on disait si mondaine, et très habile à faire tourner la tête de tous les hommes !… Mais venez vite dîner, monsieur ! Ces émotions ont dû vous creuser l’estomac ?

Plutôt, oui. M’autorisez-vous à m’asseoir à table dans cette tenue, pour ne pas vous retarder ?

Mais je crois bien ! Tout est permis à un homme qui vient d’échapper aux enchantements de notre perfide forêt.

Il dit avec un sourire, tout en offrant le bras à son hôtesse :

Et à ceux de la comtesse de Rambuges. Ils doivent être, je le crois, plus dangereux que les autres.

Les a-t-elle donc essayés sur vous ?

Oui, quelque peu.

Et vous n’en êtes pas ému ?

Oh ! pas du tout !

Jacques, qui avait entendu, dit gaiement :

Il n’a pas trouvé encore celle qui aura le pouvoir de te charmer… N’est-ce pas, Henry ?

Non, pas encore.

Mais la voix ferme et chaude hésita légèrement, en répondant ainsi… Car Henry revoyait en esprit un charmant visage au teint délicat, à la petite bouche mélancolique, aux yeux magnifiques et profonds.

Au cours de la soirée, on parla encore beaucoup de la Sylve-Noire et de sa mystérieuse propriétaire. M. de Gesvres dut décrire le logis, la toilette de Mme de Rambuges, et définir l’impression que celle-ci lui avait faite, — impression plutôt désagréable, il ne le cacha pas.

M. de Terneuil dit en riant :

D’après ce que je comprends, ce n’était pas réciproque, et la jolie veuve aurait souhaité jouir plus longtemps de ta présence, mon beau duc. Quelle aubaine qu’un flirt comme celui-là !… Je suis certain que tu as laissé là un souvenir et un regret durables.

M. de Gesvres riposta sur le même ton :

Pourquoi pas un désespoir éternel ! À t’en croire mon cher Jacques, je ferais des victimes partout où je passe.

Eh ! c’est un peu vrai ! Tu as de nombreuses admiratrices, Henry — et tu ne l’ignores pas.

Le jeune homme eut un léger mouvement d’épaules, en répliquant d’un ton sérieux :

Je veux l’ignorer en tout cas.

* * *

Au bout de trois jours, M. de Terneuil, guéri de son rhumatisme, commençait d’emmener son ami en de longues promenades ou des parties de chasse. La neige avait cessé de tomber, et elle était presque fondue, sauf sur les hauteurs et au fond de certaines combes que ne visitait jamais le soleil. Henry se montrait fort enthousiaste de la sévère et forte beauté du pays. Il se faisait raconter, par le vieux Guideuil, les légendes qui se répétaient encore le soir, aux veillées. L’une d’elles l’intéressa particulièrement, parce qu’elle avait trait à la Sylve-Noire.

« En des temps perdus dans un lointain fort brumeux, la forêt avait été au pouvoir d’une enchanteresse, la belle Héla aux yeux verts, qui attirait par son chant les voyageurs égarés, qu’on ne revoyait jamais plus. Un jeune homme résolut d’aller à la recherche de sa fiancée, ainsi disparue. Bien armé, il pénétra dans la forêt. À lui se présenta une femme merveilleusement belle, qui le prit par la main et l’emmena en son logis, sans qu’il songeât à résister. Cependant, à ses yeux couleur d’émeraude, il avait reconnu que c’était Héla… Mais l’enchantement étendait sur lui son pouvoir. Quand, essayant d’y échapper, il lui réclamait sa fiancée, elle répondait avec un sourire mystérieux :

« — Plus tard… Oui, je te promets que plus tard je te réunirai à elle.

« Et une année passa. Un soir, le jeune homme vit Héla revenir de sa quotidienne promenade en forêt, avec un étranger, un voyageur, à en juger par sa tenue. Au repas, servi par des génies de la forêt, il trouva un goût étrange au breuvage versé en une coupe d’or. Mais Héla lui disait avec un sourire enjôleur :

« — Bois !… Bois donc, et sois heureux. Je vais réaliser ton désir.

« Bientôt après, il tomba dans une torpeur profonde, et de là glissa dans la mort. Les génies de la Sylve-Noire prirent son corps et l’enterrèrent près de sa fiancée, que la cruelle Héla avait fait mourir.

Depuis ces temps-là, ajouta Guideuil, la forêt a toujours conservé la réputation d’être ensorcelée. »

Il racontait aussi l’histoire du mystérieux trésor de Rochesauve.

« Jadis, un comte Martin de Rambuges était parti pour les Indes, en abandonnant sa femme et son jeune fils Hubert. Vingt ans plus tard, il revenait, ramenant une Hindoue d’une grande beauté et rapportant des coffres pleins de trésors. Pendant son absence, la comtesse était morte de chagrin et Hubert, marié, avait eu plusieurs enfants. Son père l’obligea de quitter Rochesauve et s’y installa avec l’étrangère. Il semblait malade et ne sortait jamais de sa demeure où il était servi par des domestiques hindous… Puis, un jour, on apprit sa mort. Comme il avait vécu en réprouvé, l’Église ne lui fit pas de funérailles. Il fut enterré dans la crypte de la chapelle seigneuriale, près de ses ancêtres. Les domestiques étrangers retournèrent dans leur pays. Quant à la jeune femme, aperçue seulement à son arrivée par quelques gens de la contrée, elle demeura introuvable. Les serviteurs jurèrent que la veille de la mort du maître, ils l’avaient vue encore près de lui, et qu’ils ne savaient ce qu’elle était devenue. L’énigme ne fut jamais éclaircie… Et pas davantage on ne retrouva trace des fabuleux trésors rapportés des Indes. Hubert de Rambuges et ses successeurs firent faire des recherches qui, toutes, aboutirent au même décevant résultat. Certains finirent par en conclure que ces fabuleuses richesses n’avaient jamais existé que dans les imaginations exaltées par le mystère qui entourait l’existence de Martin de Rambuges. »

Mais chez la plupart des gens du pays, la croyance à ces fantastiques richesses était demeurée vivace, ainsi que le déclara fort catégoriquement le vieux garde-chasse.

Et vous, Guideuil, quelle est votre idée là-dessus ? demanda Henry qu’intéressait le bon sens pratique du vieil homme.

Moi, monsieur le duc, j’y crois aussi, et ferme ! À mon avis, on devrait détruire Rochesauve de fond en comble, et on finirait bien par trouver quelque chose.

Deux ou trois fois, au cours de leurs promenades, Jacques et Henry étaient passés près du château. À mi-hauteur, sur une plate-forme rocheuse, les murs lézardés se dressaient entre deux tours carrées en partie ruinées. Le lichen rongeait la pierre, le lierre robuste la descellait. L’herbe poussait dans la cour, que laissait apercevoir la porte entrebâillée au-delà du pont de pierre qui avait remplacé le pont-levis, sur la douve où croupissait une eau verdâtre. Cette demeure avait un aspect d’abandon presque sinistre, comme le fit remarquer Henry à son ami.

Et il vit tout seul, là-dedans, ce comte de Rambuges ?

Seul avec deux domestiques, le mari et la femme. Il doit avoir près de soixante-quinze ans. Je l’ai connu quand j’étais enfant. Il était déjà à peu près ruiné, car il avait mené la grande vie à Paris. Resté veuf de bonne heure et sans enfants, il s’occupait de ses neveux, — Guillaume et Bernard, — de celui-ci surtout, plus intelligent, plus affectueux. Grâce à ses nombreuses relations, il lui avait ménagé un mariage avec une très riche héritière. Mais ! Bernard avait fait son choix en dehors de lui. Celle qu’il aimait était de grande famille, et sans fortune. L’oncle s’emporta, menaça. Le neveu tint bon. Il y eut brouille, et on ne se revit plus… Bernard, qui était officier, partit avec sa femme pour l’Algérie. Quelques années plus tard, il devenait veuf. Ce fut un chagrin violent pour lui, et le début d’une maladie qui l’enleva à son tour, en lui laissant le temps d’écrire à son oncle pour lui recommander sa petite fille.

« À cette époque, M. de Rambuges, réunissant les débris de sa fortune, venait de se terrer ici, ne voyant presque personne du voisinage et s’occupant de chasse et de musique. Il ne pouvait guère prendre chez lui un tout petit enfant. Aussi accepta-t-il l’offre que lui fit une tante de la défunte comtesse Bernard, la chanoinesse de Stréaincourt, de recueillir et d’élever cette orpheline assez médiocrement pourvue au point de vue pécuniaire, car Bernard avait complètement laissé péricliter sa fortune, d’ailleurs peu considérable. On assure que Gilbert de Rambuges refusa toujours de voir cette enfant, sans doute par un reste de ressentiment contre son neveu… Je le crois devenu fort original — peut-être même un peu gâteux. Depuis quelques années, personne ne l’a aperçu. Il ne sort plus, refuse sa porte au curé et à un vieux magistrat en retraite, avec lequel il chassait autrefois. Quand la paralysie le frappa, il fit venir le médecin. Au bout de quelques mois, voyant que les médicaments le laissaient aussi mal en point, il ne voulut plus le recevoir, ayant décidé, disait-il, de se soigner lui-même. Depuis lors, personne ne sait comment il va, ce qu’il devient, car ses domestiques sont la discrétion même et ne bavardent jamais dans le bourg.

Henry fit observer :

Étant donné le portrait du personnage, je comprends qu’il n’ait pas accueilli chez lui sa petite-nièce. Mais, vraiment, Mlle de Rambuges me semble un singulier chaperon pour cette jeune fille !

En effet, d’après l’impression qu’elle t’a faite, et ce qu’on m’en avait dit auparavant. Mais lui n’a pas réfléchi à cela, fort probablement, et s’est trouvé très satisfait de se débarrasser ainsi de ce souci. D’ailleurs, comme je te le disais tout à l’heure, je soupçonne le pauvre homme de n’avoir plus l’entendement très net.

Au cours de leurs excursions, les deux jeunes gens n’étaient pas encore retournes à la Sylve-Noire. Jacques demanda un matin :

Veux-tu que nous y allions, avec Guideuil ?

Volontiers. Elle est superbe, cette ensorceleuse. Je la reverrai avec plaisir.

Guideuil ne fit aucune observation quand son maître lui annonça qu’il accompagnerait le duc de Gesvres et lui dans leur promenade à travers la forêt. Mais un pli de contrariété se forma au-dessus de ses gros sourcils blancs en broussailles, et il s’éloigna en marmottant :

Pourvu qu’on ne “la” rencontre pas !… C’est déjà trop qu’“il” l’ait vue. Elle porte sûrement malheur, cette femme-là !

La neige avait recommencé de tomber la nuit précédente. Cette fois, elle tiendrait pour tout l’hiver, la blanche reine de la montagne… Aujourd’hui déjà, elle transformait l’aspect de la forêt La Sylve-Noire ne méritait plus son nom. Elle était ainsi moins mystérieuse, mais plus somptueusement belle. Les sentiers semblaient s’enfuir dans une blancheur indéfinie, entre les arbres dont les branches ployaient sous leur fardeau glacé… Et son silence paraissait tellement imposant que les jeunes gens baissaient instinctivement la voix, en échangeant leurs réflexions.

Comme ils allaient s’engager dans un chemin qui descendait en pente raide, Jacques fit observer :

Si nous prenions cet autre, Guideuil ! Il me paraît meilleur.

C’est vrai, monsieur le marquis, mais il conduit à la maison de l’étrangère.

Que nous importe ! Ce n’est pas un chemin privé, donc rien ne nous empêche d’y passer.

Bien sûr !… bien sûr !…

Jacques se mit à rire, en voyant son embarras et son air soucieux.

Qu’est-ce que tu as, mon vieux Guideuil ? Tu as peur que nous soyons ensorcelés par l’enchanteresse de la Sylve-Noire !

Tout de même, ça se pourrait, monsieur le marquis ! Voyez-vous, il y a un sort sur la forêt, depuis des centaines et des centaines d’années. On y a volé, assassiné, on s’y est égaré…

Comme dans toutes les forêts du monde, parbleu !

Pardon, monsieur le marquis, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ici, les gens disparaissaient sans qu’on en retrouve trace, pas même un débris de vêtement ou un ossement à mettre en terre sainte.

En tout cas, pareille mésaventure n’est pas advenue à M. de Gesvres, puisque le voilà bien en chair et en os, après avoir échappé aux maléfices de la Sylve-Noire. Allons ! en route par-là, Guideuil ! Ton sentier de casse-cou ne me dit rien qui vaille, et j’aime mieux…

Il s’interrompit… Deux femmes apparaissaient dans le chemin. La plus petite était vêtue de blanc. L’autre s’enveloppait dans un grand manteau noir, dont le capuchon se rabattait sur sa tête… Henry murmura :

« Les voilà !… »

Et le garde dit entre ses dents :

« Le malheur est sur nous ! »

Mme de Rambuges avançait d’un pas léger, qui semblait glisser sur le sol neigeux. Un long vêtement de fourrure blanche moulait sa taille fine, si étrangement onduleuse. Une écharpe de soie blanche aux reflets d’argent couvrait ses cheveux, s’enroulait autour de ses épaules, entourant son visage où les yeux brillaient à l’ombre des cils pâles en s’attachant sur Henry, après avoir effleuré M. de Terneuil.

Jacques dit à voix basse :

Oui ! elle est jolie !… très jolie !… et l’autre aussi !

Oh ! l’autre l’est dix fois plus !… On ne peut pas comparer !…

Les deux femmes approchaient. Elles inclinèrent la tête pour répondre au salut des jeunes gens, et Mme de Rambuges s’arrêta, en adressant à Henry le mystérieux sourire de ses lèvres sinueuses.

Vous voilà revenu quand même dans notre Sylve-Noire, monsieur le duc ? Vous ne lui avez pas gardé rancune ?

Pas la moindre, madame !… Et je l’admire beaucoup dans sa parure de neige.

Lui ne regardait pas la jeune veuve. Il ne voyait que Yolaine immobile à quelques pas derrière Mme de Rambuges. À l’ombre du capuchon noir, son visage, d’un ovale parfait et d’une rare pureté de traits, rosé par le froid, avait une délicate fraîcheur de jeune fleur et ses yeux, dont l’admirable nuance bleu sombre frappa Henry, semblaient plus profonds encore que l’autre jour, — plus tristes aussi, peut-être, bien qu’une vive lumière les eût éclairés un instant à la vue de M. de Gesvres. Le jeune homme pensa :

« Ils sont merveilleux !… »

Puis il remarqua le cerne bleuâtre qui les soulignait et l’amaigrissement du charmant visage.

Il présenta son ami. Mme de Rambuges dit gracieusement :

J’ai entendu parler de vous par mon mari et, par son oncle, monsieur. Mon pauvre Guillaume avait votre famille en grande estime… Si je n’avais résolu, après mon grand chagrin, de vivre dans la retraite, j’aurais eu grand plaisir à connaître Mme de Terneuil.

Ma femme aussi, certainement, aurait été charmée… Mais nous demeurons fort peu de temps à Rameilles…

Oui, je le sais !… Et moi, je suis une solitaire, qui ne quitte guère sa forêt. Ici, je deviens sauvage, je prends une âme de Sylvain.

Elle sourit — de cet étrange sourire qui ne gagnait pas les yeux. Ceux-ci restaient câlinement doux, et tout au fond des prunelles dansait une fascinante petite lueur d’or.

Henry remarqua aujourd’hui leur nuance : ils étaient verts, d’un vert trouble et changeant, sur lequel le jeu habile des paupières et des cils faisait passer des ombres fugitives.

Je ne veux pas vous retarder, messieurs ! Bonne fin de promenade !…

Elle s’interrompit un instant et ajouta, en enveloppant M. de Gesvres de la caresse de son regard :

Je serais très heureuse si vous veniez un jour, tous deux, en vous promenant, me demander une tasse de thé.

Henry dit froidement :

Je vous remercie, madame. Mais je ne reviendrai plus à la Sylve-Noire, car je quitte Rameilles dans trois jours.

Ah ! c’est fort dommage ! Mais qui sait ! le hasard nous permettra peut-être encore de nous rencontrer.

Elle tendit la main aux jeunes gens, en souriant toujours, et continua sa route, suivie de Yolaine que M. de Gesvres et son ami avaient respectueusement saluée. Jacques murmura :

Elle l’aidera, le hasard ! Tu es une trop belle proie, mon cher, pour qu’elle ne te tende pas ses filets.

Henry eut un sourire de mépris.

Je ne la crains pas. Elle m’est profondément antipathique… Quel regard déplaisant !

Mais qui a dû en prendre beaucoup d’autres, dont l’âme n’était pas trempée comme la tienne. C’est une femme dangereuse. Quant à Mlle de Rambuges, elle est adorablement jolie !

Le regard d’Henry s’éclaira.

N’est-ce pas ?… Quel contraste entre ces deux femmes ! Si elle est droite et délicate, comme le fait croire l’expression de sa physionomie, cette pauvre enfant doit souffrir beaucoup de vivre près de Mme de Rambuges.

Ils s’étaient remis en marche. Derrière eux, Guideuil s’avançait, le front soucieux… Jacques se tourna vers lui en demandant gaiement :

Eh bien ! nous l’avons rencontrée, Guideuil ! Que va-t-il nous arriver ?

Rien de bon, monsieur le marquis ! Il n’y avait qu’à voir la manière dont cette chatte blanche regardait M. le duc !… J’en ai eu froid dans le dos !

Les jeunes gens se mirent à rire.

Tiens ! la chatte blanche !… C’est très bien trouvé, Guideuil ! Mais je saurai me garder d’elle, ne craignez rien, mon brave.

Le regard respectueusement admiratif du vieux garde enveloppa le beau visage énergique, redevenu subitement sérieux.

Je souhaite que monsieur le duc en ait toujours la volonté, car ces femmes-là, ça ne peut faire que le malheur d’un homme.

Jacques lui dit :

Viens ici, près de moi, et répète ce que tu m’as raconté un jour, à propos du trésor de Rochesauve. J’étais préoccupé, je n’ai pas fait attention…

Guideuil vint se placer à la gauche de son maître. Il baissa la voix, en jetant un regard investigateur autour de lui.

J’ai dit, monsieur le marquis, que les mouches sentent de loin le miel, et viennent rôder autour.

Parle clairement, voyons !

La mouche, c’est cette petite femme blanche. Le miel, c’est le trésor.

Eh bien ?

Eh bien ! j’ai dans l’idée qu’elle n’est pas venue pour rien ici, qu’elle ne va pas pour rien si souvent à Rochesauve, où la société du vieux M. de Rambuges ne doit pas être bien récréative. Elle croit au trésor, et elle le cherche.

Tu as de l’imagination, mon vieux Guideuil !

Le garde hocha la tête.

On ne me fera jamais accroire qu’une femme comme celle-là vient vivre dans un endroit désert, sans voir personne, pour son plaisir, soi-disant. Il y a quelque chose là-dessous.

Henry fit observer :

Mais en admettant que ce fameux trésor existe, il reviendrait à Mlle de Rambuges, seule héritière du châtelain de Rochesauve.

Ah ! ah ! voilà, monsieur le duc !… Reviendrait-il à Mlle de Rambuges ?… ou à la veuve du comte Guillaume ? Les testaments ne sont pas faits pour rien. En trois lignes, le vieux monsieur peut déshériter sa nièce… Et le trésor est à la chatte blanche, qui aura sans doute cajolé le cher oncle, dont la tête est un peu faible, c’est probable.

Henry dit pensivement :

Vous pourriez avoir raison.

Mais M. de Terneuil leva les épaules.

Pour adopter ces imaginations-là, il faudrait croire au trésor… et je n’y crois pas. Ce sont des légendes qu’on raconte sur tous les vieux châteaux, ni plus ni moins.

M. de Gesvres fit observer :

Mais Mme de Rambuges peut y croire, elle, et le chercher, comme dit Guideuil.

Ah ! cela, c’est possible… Elle doit aimer le luxe et la vie large, la jolie chatte ! Guillaume avait une assez belle fortune, héritage d’un vieux parent qui l’avait très fortement avantagé. Il l’a laissée à sa veuve. Mais déjà, ces petites dents pointues l’avaient fort probablement diminué de façon notable.

Ils atteignaient en ce moment la maison de la comtesse. Un homme en sortait. Il était grand, lourd d’allure, un peu boiteux. Une barbe grisonnante s’étalait au bas de son visage rude, à la mâchoire saillante. Sa tenue était moitié celle d’un paysan, moitié celle d’un domestique. Il salua, en jetant vers les promeneurs un regard en dessous, et s’éloigna dans un sentier où bientôt il disparut.

Jacques demanda :

Qui est-ce ?

Bourlatte, le domestique de M. de Rambuges, monsieur le marquis… Un type pas franc, qu’on n’aime guère dans le pays. Sa femme et lui, c’est muet comme des poissons. On ne peut pas leur tirer un mot sur le vieux monsieur, sinon : “Il ne va pas plus mal… Il se maintient”, quand on les presse trop. Le fils, Savinien, est domestique chez Mme de Rambuges, pour aider les deux étrangers, des Russes, à ce qu’on dit. Il n’est pas plus causant que ses parents. C’est du monde pas agréable… Avec ça, pour eux, il n’y a ni fêtes ni dimanches. Ça leur a pris tout d’un coup, voilà près de deux ans. Le vieux monsieur ne risque pas d’avoir le prêtre, à ses derniers moments !… Et ce n’est pas celle de là-dedans qui le fera venir !

D’un mouvement de tête, il désignait la maison, triste et noire sous son toit en pente rapide, blanc de neige.

… Elle ne met jamais les pieds à l’église, et la jeune demoiselle non plus.

Henry dit vivement :

Comment, Mlle de Rambuges ?… Elle a dû cependant être élevée chrétiennement ?

Jacques répondit :

C’est probable… L’influence de Mme de Rambuges a-t-elle déjà agi sur elle ? Peut-être… Ce serait dommage, de toutes façons.

Henry songea tout haut :

Ce serait affreux !

Il se sentait tout à coup un petit froid au cœur. Serait-il donc possible que cette charmante Yolaine au regard si pur, si admirablement sérieux et profond, fût une âme faible, aisément détachée de ses croyances, s’accommodant d’abandonner toute pratique religieuse ?… Mais que deviendrait-elle, la malheureuse enfant, ainsi désarmée, soumise aux conseils de cette femme dont l’âme devait être aussi trouble que le regard ?

Un pâle rayon de soleil se glissait entre les branches poudrées des sapins ; il éclairait la blancheur des sentiers, les vitres de la vieille maison grise, derrière lesquelles tombaient les stores brodés. Mais Henry ne regardait plus rien. Il pensait à Yolaine, aux dangers qui l’attendaient ; il songeait :

« Elle doit souffrir. Ses yeux le disent… Peut-être n’est-elle pas libre d’agir comme elle le voudrait ? Il ne faut pas condamner sans connaître le fond des choses… »

Et il éprouvait comme un petit frémissement intérieur, au souvenir du regard mélancolique et si délicieusement doux qu’il avait vu se fixer sur lui, tout à l’heure, quand il avait salué Mlle de Rambuges.



À suivre...

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