Chapitre V

Chapitre V

Mme de Mayonne et sa fille se trouvaient fort occupées en ce début d’année. Elles avaient assumé la tâche d’organiser, pour le mois de mars, une fête de charité qui aurait lieu dans les salons du vieil hôtel. Il fallait trouver des numéros sensationnels, et pour cela courir de-ci, de-là, demander le concours d’amateurs et de professionnels, s’assurer de vendeuses pour les petites boutiques de dentelles et de menus objets qu’on dresserait dans la grande galerie du rez-de-chaussée. Leur réputation mondaine demandait que cette fête comptât parmi les plus marquantes de la saison. Pierre les aidait assez complaisamment dans leur tâche, et ce fut lui qui leur suggéra cette idée :

Si vous demandiez à Henry de faire une conférence ? Il parle fameusement bien ! Je l’ai entendu l’autre jour à son cercle de jeunes ouvriers où j’étais allé par curiosité, et ma foi, je l’ai franchement applaudi, comme les autres ! Il emballe littéralement son auditoire. Et sa voix a des inflexions d’une souplesse, d’une sonorité chaude vraiment admirables. Je ne l’avais jamais aussi bien remarqué que ce jour-là.

Madame de Mayonne approuva :

C’est une très bonne idée. Surtout si son ouvrage a un gros succès, comme c’est à prévoir, il va se trouver l’un des hommes les plus en vue de Paris. Pour l’apercevoir, pour l’entendre, bien des gens, et les femmes surtout, ne regarderont pas à donner le prix assez fort que je projette de fixer pour les cartes d’entrée. Mais le tout est qu’il accepte.

Ah ! de cela, je ne réponds pas ! Il a des idées à lui, dont on ne le fait pas démordre, et la faveur qu’il accorde à des ouvriers quelconques pourrait fort bien être refusée à des gens du monde. Il n’est pas ordinaire, cet Henry, ça, il n’y a pas à dire !

Madame de Mayonne répéta pensivement :

Non, il n’est pas ordinaire.

Ses yeux songèrent un instant. Puis elle ajouta :

J’irai le lui demander aujourd’hui.

Elle se rendit chez Henry au début de l’après-midi. Le jeune homme travaillait dans son cabinet de travail, une pièce à trois fenêtres que son père, à sa sortie du régiment, avait fait orner des meubles jadis exécutés pour un aïeul favori du régent, et homme de goût raffiné, ainsi qu’en témoignaient les merveilles ainsi léguées à ses descendants. Dans ce cadre de somptuosité discrète et très patricienne. Henry avait mis sa note personnelle : au-dessus de son bureau, une crucifixion, chef-d’œuvre d’un peintre lombard, presque ignoré, découvert par le jeune homme au cours de ses voyages, et, dans la bibliothèque, des volumes dont le seul titre eût effaré le frivole et pervers aïeul.

Quand Mme de Mayonne fut assise dans le fauteuil avancé par son fils, elle dit en souriant :

Je viens te demander une très grande faveur, Henry.

Lui sourit aussi, en répliquant :

Vous savez que je serai trop heureux de vous être agréable, ma mère.

Même si c’est une chose qui te déplaît ?… comme par exemple, de faire une conférence à notre fête de charité en faveur des orphelins d’Arménie ?

Un peu de contrariété apparut dans le regard d’Henry.

Il est vrai que cela me déplairait beaucoup. Je ne vous ai pas caché mon opinion au sujet de ces petites parlotes mondaines, plus ou moins intéressantes, dont on inonde Paris et la province. Aujourd’hui, chacun se croit conférencier, alors qu’en réalité il faut un don pour exceller dans cet art qui ne supporte, pas plus qu’un autre, la médiocrité. Du moins, voilà mon avis. Il est évident que je ne prétends pas l’imposer.

Je t’avouerai que je le partage un peu. Jeudi, Ghislaine de Manceuil nous a parlé pendant une heure sur la coiffure des femmes du temps de Cléopâtre. C’était un ramassis de petites pauvretés qui n’ont intéressé personne. Mais, pour toi, il en irait tout autrement. Tu as quelque chose à dire, et tu saurais le dire. Je t’assure que tu me ferais grand plaisir.

Mme de Mayonne se penchait un peu, en regardant son fils. Elle avait des traits irréguliers, et son teint, d’une fraîcheur délicate autrefois, était maintenant presque fané. Mais elle conservait ses cheveux d’un blond foncé très chaud, dont avait hérité Henry, et — contraste séduisant qui se retrouvait aussi chez son aîné — ses sourcils et ses cils étaient bruns, d’un brun soyeux et doux qui formait une ombre légère sur ses yeux toujours calmes. Des rides légères creusaient le visage ça et là. Henry, machinalement, en remarqua de nouvelles, au coin des yeux.

Il dit, après un court instant de réflexion :

Du moment où c’est vous qui me le demandez, ma mère, je me vois dans l’impossibilité de refuser, ainsi que je l’aurais fait pour tout autre. Vous aurez votre conférence… Tenez-vous à quelque sujet particulier ?

Oh ! pas le moins du monde ! Je laisse cela à ton appréciation, et je sais d’avance que tu nous serviras un régal de gourmet. Allons, merci, mon cher enfant. Je te quitte maintenant pour ne pas te déranger plus longtemps dans ton travail.

En se levant, elle étendit la main et la posa sur la tête de son fils.

Ah ! si tu cédais toujours aussi facilement, quand on te fait entendre la voix de la raison !… Ton père était bien irrité contre toi, l’autre jour, Henry.

Le jeune homme dit froidement :

Je le regrette. Mais j’ai parlé à mon père franchement, afin de ne laisser place à aucune équivoque. Jamais je ne vendrai mon nom, jamais je ne m’abaisserai à une mésalliance comme celle-là. Si un jour notre fortune tout entière venait à sombrer, eh bien, je travaillerais, je m’expatrierais — et j’aurais le droit de rester fier.

Il s’était levé en parlant. Sa mère attachait sur lui un regard hésitant. Il ajouta avec une ironie un peu triste :

Vous ne me comprenez pas ?

Si… Ne me crois pas incapable de comprendre ces nobles sentiments-là, Henry. Mais nous vivons dans une atmosphère où règne la puissance de l’argent, où chacun recherche la plus grande somme de jouissances, où le succès, le plaisir, le luxe semblent indispensables à l’existence. Alors, nous nous laissons aller, comme les autres. C’est un engrenage.

Elle parlait d’une voix lente, et près de sa bouche se creusait un pli d’amertume ou de fatigue. Puis elle ajouta :

Peut-être as-tu raison. Parfois, je te blâme en secret, à d’autres moments, je suis fière de toi, quand je te compare à tant d’autres… Ton père m’avait demandé d’essayer encore de changer ta résolution. Mais je ne le ferai pas. Suis les conseils de ta conscience ; elle te dirigera mieux que nous, et tu n’auras pas plus tard le regret de te dire que tu es passé à côté du devoir.

Elle vit sans doute la surprise de son fils, dans le regard qu’il attachait sur elle, car elle répéta :

Ne me crois pas incapable de te comprendre, Henry.

Elle fit un pas vers la porte. Puis elle s’arrêta, en jetant un coup d’œil autour d’elle, et dit pensivement :

Comme tout est harmonieux, ici ! Aucune autre pièce de l’hôtel ne me donne cette impression de beauté parfaite, — et de paix.

Elle alla vers la porte. Henry l’accompagnait. Sur le seuil, elle l’arrêta :

Remets-toi vite au travail. Je t’ai peut-être dérangé à un moment important ?

Pas du tout. J’allais même laisser cela pour m’habiller et me rendre chez notre cousine de Balde. Voici plus d’un mois que je n’ai été la voir, pauvre femme !

Et moi donc ! Mais je n’ai pas le temps, positivement… Porte-lui tous mes souvenirs et dis-lui que je tâcherai de trouver un petit moment pour monter chez elle.

Elle s’éloigna et Henry rentra dans son cabinet. Il s’arrêta près du bureau et se mit à ranger d’une main distraite les papiers épars. Il pensait à sa mère, aux paroles qu’il venait d’entendre. Jamais elle n’en avait prononcé de semblables… Depuis quelques mois, il croyait remarquer chez elle un changement, une fatigue… Fatigue morale, ou physique ?… Lassitude de cette vie mondaine ?… Ou bien premières atteintes de ce regret dont elle parlait tout à l’heure à son fils ?

En tout cas, Henry savait maintenant qu’au fond, elle l’approuvait, et il en ressentait une joie profonde.

* * *

Trois quarts d’heure plus tard, il sonnait à la porte de l’appartement qu’occupaient, au troisième étage d’une vieille maison du faubourg Saint-Honoré, le marquis et la marquise de Balde, celle-ci parente assez éloignée de Mme de Mayonne. Relativement peu fortunés, âgés tous deux, ils vivaient paisiblement, lui s’occupant de vieux livres, elle, presque impotente, confectionnant quantité de vêtements pour les œuvres charitables. Henry venait les voir assez fréquemment. Mme de Balde disait de lui : “Je n’ai jamais connu d’homme plus charmant, plus délicatement courtois et empressé près des vieilles gens.” Et elle le citait en exemple à ses autres petits-cousins qui croyaient du dernier chic de traiter avec désinvolture leurs ascendants.

Henry la trouva dans le salon aux vieux meubles garnis de tapisserie fanée, près de la cheminée où pétillait un feu de bois.

Elle dit gaiement, en l’apercevant :

Ah ! c’est vous, Henry !… Je croyais voir apparaître ma filleule. Elle est en retard, aujourd’hui.

Il demanda, en se penchant pour baiser la main ridée qui lui était tendue :

Quelle est la filleule que vous attendez ainsi ?

Une que vous ne connaissez pas, beau duc… Une délicieuse enfant, d’ailleurs. Mais je vous en avertis d’avance, au cas où vous la verriez ici : n’en tombez pas amoureux, car elle n’a pas de dot.

Henry, en attirant à lui un fauteuil pour s’asseoir près de la vieille dame, dit tranquillement :

Ceci ne m’arrêterait pas pour épouser une femme qui me plairait.

Un peu de désapprobation apparut sur la physionomie de Mme de Balde.

Mon cher enfant, avec un nom tel que le vôtre, vous vous devez de maintenir le rang de votre maison. Pas de dot, c’est trop peu… Et elle n’a rien, pour ainsi dire rien, en dehors de sa pension de fille d’officier, cette pauvre petite Yolaine.

Yolaine ?

Le nom charmant, si souvent répété en son esprit, venait de lui caresser l’oreille.

Oui… un nom qui ne court pas les rues, n’est-ce pas ?

En effet. Cependant, j’ai vu récemment une jeune fille qui le portait aussi. C’était pendant mon séjour chez Jacques de Terneuil, dans son château du Jura…

Du Jura ? Mais ma filleule vient de là ? Serait-ce elle que vous avez vue ?… Yolaine de Rambuges ?

Il s’exclama :

Mais oui ! Ah ! par exemple.

Comment l’avez-vous connue ? Racontez-moi cela… Elle ne m’a pas parlé de vous, cependant…

Pourquoi vous en aurait-elle parlé, si elle ignorait que vous me connaissiez ? Nous nous sommes vus à peine, et nous n’avons pas échangé un mot.

Il narra alors son aventure de la Sylve-Noire. Mme de Balde semblait fort intéressée… Quand il eut fini, elle déclara :

Je suis contente que vous connaissiez un peu Mme de Rambuges, car vous allez me donner votre avis à son sujet. Mais il faut d’abord que je vous raconte l’histoire de Yolaine… Orpheline dès l’âge de six ans, elle a été élevée chez une tante, la chanoinesse de Stréaincourt, qui jouissait d’une assez belle rente viagère mais n’avait aucune fortune. Elle devait en outre éteindre les dernières dettes d’un neveu prodigue, mort repentant entre ses bras. Quand elle quitta ce monde, on trouva quatre à cinq mille francs d’économies qu’elle avait réussi à faire pour sa petite-nièce. Cela, joint au produit de la vente des meubles et à quelques milliers de francs provenant de la succession paternelle, constitue un très petit capital, tout ce qui restera à Yolaine quand sonnera sa majorité, qui supprimera la pension militaire.

Mme de Balde s’interrompit, lissa un instant les bandeaux gris et souples qui encadraient son visage large, un peu empâté par l’âge… Henry, penché sur l’accoudoir de son fauteuil, l’écoutait avec une attention très vive.

… La tutelle avait été confiée au grand-oncle de l’enfant, le comte de Rambuges, qui s’était brouillé avec son neveu au sujet du mariage de celui-ci. Mais jamais il ne s’est occupé de cette petite-nièce complètement inconnue de lui. Quand la chanoinesse mourut, il y a un peu plus d’un an, Yolaine venait d’avoir dix-sept ans. Le notaire de Mme de Stréaincourt écrivit à l’oncle pour lui demander ce qu’il comptait faire au sujet de cette orpheline sans ressources. Il ne reçut pas de réponse directe, mais il vit arriver un jour cette jeune veuve, Mme de Rambuges, qui lui apportait une lettre du comte, dans laquelle celui-ci disait qu’étant trop malade pour pouvoir accueillir chez lui cette petite-nièce, il la confiait aux bons soins, au dévouement tout maternel de sa chère nièce, la comtesse Nadiège de Rambuges… Et Yolaine dut suivre cette étrangère, qui ne lui plaisait pas, dès la première vue, m’a-t-elle dit.

Henry déclara :

Cela ne m’étonne pas.

Mme de Balde eut un geste de surprise.

Comment, vous ne la trouvez pas aimable et fort jolie ?

Aimable… fort jolie… évidemment. Mais ce n’est pas tout. Et puis Mlle de Rambuges n’aime peut-être pas la gent féline.

Oui, cette jeune femme est un peu chatte… Mais enfin, je crois que Yolaine exagère les préventions contre elle. Ainsi, elle me dit que sa tante ouvrait toutes les lettres qu’elle recevait, et celles qu’elle m’écrivait. Pour celles-ci, je ne m’en suis jamais aperçue. Quant aux autres, je trouve cela très naturel à l’égard d’une si jeune fille, dont on a la charge morale… Elle dit encore que Mme de Rambuges glissait toujours dans la conversation quelque attaque contre ses convictions religieuses, quelques affirmations peu morales, qu’elle la tenait dans une étroite dépendance et l’empêchait même de se rendre à l’église. De ceci, cette jeune femme s’est loyalement expliquée avec moi, lors de la visite qu’elle m’a faite, il y a une dizaine de jours.

« Elle m’a avoué n’avoir aucune religion, mais s’est déclarée très respectueuse de celle d’autrui. Si elle a empêché Yolaine de se rendre au bourg, chaque dimanche, c’est que celui-ci se trouve assez éloigné, que les chemins pour s’y rendre sont mauvais, et que la santé de Yolaine, très délicate, demande des ménagements. Ce dernier point me paraît exact. Elle n’a vraiment pas bonne mine, cette enfant. Quant au reste, à la distance, aux chemins, est-ce vrai, Henry ?

Très vrai, madame. Mais si elle avait voulu bien sincèrement satisfaire au désir de Mlle de Rambuges, il y avait toujours moyen de s’arranger pour cela.

Voyons, Henry, ne prenez pas parti si vite… N’oubliez pas que cette pauvre femme est incroyante et ne se rend pas compte qu’elle blessait profondément l’âme très religieuse de sa nièce. La preuve en est qu’ici Yolaine est libre d’aller et de venir à son gré, de passer tout le temps qu’elle veut à l’église… Figurez-vous que cette pauvre petite s’imaginait qu’à la Sylve-Noire sa tante la tenait en quelque sorte prisonnière ! Et je trouvais ses lettres si étranges, si gênées, que moi aussi j’avais fini par croire à quelque chose de louche. Deux fois j’avais demandé qu’elle vint passer quelque temps chez moi ; Mme de Rambuges me répondait toujours par des promesses. Une troisième fois, j’écrivis, laissant sous-entendre ma surprise un peu soupçonneuse. C’était il y a un mois environ. Peu après, je reçus de Mme de Rambuges une lettre charmante, m’annonçant qu’elle s’était décidée cette année à passer quelques mois à Paris, et qu’elle amènerait Yolaine, naturellement. Je pourrais juger ainsi que ma filleule n’était nullement séquestrée, comme je semblais le croire.

« De fait, il n’y a dans tout ceci qu’un peu d’imagination de la part de Yolaine, à qui cette jeune femme — elle l’avoue sincèrement — n’est pas sympathique. Pour mon compte, je la trouve extrêmement gracieuse, et ses idées ne manquent pas de sérieux. Ce qui tourmentait cette petite Yolaine s’est trouvé expliqué fort naturellement, comme je viens de vous le dire. Et vraiment, mes préventions contre elle sont tombées, depuis que je la connais.

Henry dit avec quelque ironie :

Cela prouve le grand pouvoir d’enjôleuse de Mme de Rambuges. Et si vous voulez mon avis sur elle, le voici : cette femme doit être la fourberie même.

Voyons, Henry, sur quoi basez-vous ce jugement sévère ? Vous l’avez vue une fois… deux fois ?

Deux fois, oui. Aussi n’est-ce encore qu’une impression. Mais il me sera possible de la confirmer par une étude plus approfondie de la personne en question. Mme de Rambuges m’a invité par écrit à l’aller voir, il y a déjà quinze jours… Comme, après tout, elle m’a donné l’hospitalité et m’a rendu grand service là-bas, en me faisant guider par son domestique, je vais tout à l’heure accomplir ce devoir de politesse.

Il y a quinze jours, dites-vous ? Mais elle venait à peine d’arriver ! On a donc bien hâte de vous voir ?… C’est se montrer un peu trop empressée, il faut le reconnaître.

La vieille dame songea un moment, tout en regardant Henry, qui jouait machinalement avec le gland du fauteuil. Puis elle reprit d’un ton hésitant :

Alors, vous avez idée qu’elle ne serait pas un mentor convenable pour une jeune fille comme Yolaine, très sérieuse, très délicate, et pourvue d’une très petite expérience de la vie ?

J’ai cette idée, oui, ma cousine. Mais, je le répète, ce n’est qu’une impression, qui demande à être confirmée.

C’est curieux, elle m’avait été plutôt sympathique… Elle m’a parlé avec beaucoup de tact du vieux comte de Rambuges, de sa maladie, en déplorant sa volonté tenace de ne pas recevoir sa petite-nièce… Cependant, j’ai très grande confiance en votre finesse d’observation, mon cher Henry. Du moment où vous vous défiez de cette jeune femme, je me tiendrai aussi sur mes gardes. Puis je tâcherai d’attirer davantage Yolaine… Et même je pourrais demander à l’oncle de me la laisser tout à fait. Que lui importe qu’elle soit chez moi ou chez Mme de Rambuges ? Celle-ci, d’ailleurs, ne doit pas tenir outre mesure à conserver près d’elle une aussi jolie fille.

C’est à supposer.

En attendant, j’espère obtenir que Yolaine vienne passer tous les après-midi chez moi… Ce ne sera pas très gai pour elle, par exemple, pauvre petite !

Vous êtes si bonne et si aimable qu’on ne s’ennuie jamais près de vous, ma cousine.

Elle se mit à rire en le menaçant du doigt.

Flatteur ! Vous gardez donc vos compliments pour les vieilles femmes comme moi ! Car on prétend que vous en êtes avare pour vos jolies admiratrices ?

Il sourit, en s’accoudant de nouveau au fauteuil et en appuyant son menton sur sa belle main de patricien, longue et fine.

Très avare. Je déteste le compliment banal. Parfois, hélas ! il faut s’exécuter quand même ! Mais lorsque rien ne m’y oblige, j’en profite… pour me taire.

Vous avez raison. Ceux que vous faites acquièrent ainsi plus de prix… surtout accompagnés de votre regard charmeur.

Allons, c’est vous qui devenez flatteuse, maintenant, ma cousine ! Vous avez tort, car vous risquez ainsi d’exciter mon amour-propre.

Oh ! il a dû en voir bien d’autres, votre amour-propre, beau duc ! Et il en verra encore ! Mais je ne crains guère pour vous, car il y a tant de saine et solide raison dans cette tête-là !

Une demie sonna à la vieille pendule de Boule. Mme de Balde fit observer :

Elle vient tard aujourd’hui, ma filleule… Mais quoi que vous en disiez, Henry, je voudrais lui donner quelques distractions, pauvre petite, et la voir s’initier un peu au monde, car sa vie chez la chanoinesse était sévère et retirée. Il faudrait qu’elle fût accueillie dans une famille où elle trouverait un peu de gaieté, d’activité… Si Françoise n’était pas si mondaine, si… différente de Yolaine…

Henry secoua la tête.

Non, ce n’est pas cela qu’il faudrait.

J’avais pensé aux Sérizy. Jeanne est très gentille, très bonne. Mais il y a Olivier, qui ne manquerait pas de s’éprendre de Yolaine. Or, c’est un dépensier, un panier percé, et il a besoin d’une grosse dot.

Les Marnac ?

Clotilde est fiancée. On ne peut pas introduire là une beauté comme Yolaine.

Eh bien ! les Terneuil ? Jacques et sa mère ont connu le père et les oncles de Mlle de Rambuges. La jeune Mme de Terneuil est charmante. Ce milieu tout à fait sérieux conviendrait fort bien, il me semble, à Mlle de Rambuges ?

Voilà une excellente idée ! Avez-vous occasion de voir ces jours-ci vos amis, mon cher enfant ?

Je vais passer aujourd’hui la soirée chez eux… Désirez-vous que je leur parle, ma cousine ?

Oui, vous seriez très aimable. Je voudrais que cette enfant pût le plus tôt possible se distraire, voir de la jeunesse, faire quelques promenades. Elle semble un peu anémique, et il y a chez elle un petit fond de mélancolie, bien qu’elle fasse son possible pour être gaie, pauvre mignonne. Elle paraît avoir une bien délicieuse nature… Ah ! n’a-t-on pas sonné ?

Oui, ma cousine.

Ce doit être elle, alors.

Oui, c’était Yolaine. Elle entra, souriante, les joues rosées par le froid, fine et délicatement élégante dans son costume noir très simple, dont la façon et l’étoffe un peu grisâtre annonçaient qu’il datait d’un certain temps déjà. Mais au milieu du salon, elle s’arrêta, en voyant devant elle Henry qui s’était levé et s’inclinait.

Mme de Balde dit gaiement :

Eh bien, Yolaine, vous ne vous attendiez pas à trouver ici cette figure de connaissance ?

Une vive rougeur était montée au visage de la jeune fille. Les beaux yeux surpris se voilèrent un instant sous leurs grands cils légers, tandis que Yolaine répondait avec un sourire tremblant.

Non, en effet… Je ne savais pas du tout, marraine… Je ne connais pas encore vos relations…

M. de Gesvres est mon cousin, un peu éloigné, mais bien réel, cependant. Il m’a raconté comment il avait fait votre connaissance, et celle de Mme de Rambuges.

Henry dit en souriant :

J’eus ce plaisir, grâce aux perfidies de la forêt, à laquelle d’ailleurs je ne garde aucunement rancune. Et je n’oublie pas quelle aimable hospitalité me fut offerte à la Sylve-Noire.

Mme de Rambuges a été certainement très heureuse, monsieur, de vous rendre service.

Qu’il aimait ce regard ! Quelle pure lumière en éclairait le bleu velouté, et comme il différait de tous ceux qu’il avait vus s’attacher sur lui, hardis ou passionnés, quêtant son attention, lui laissant voir sans dignité qu’on l’admirait et qu’on souhaitait qu’il s’en aperçût !

Je pensais aller lui renouveler aujourd’hui mes remerciements, mademoiselle. Croyez-vous que je puisse la rencontrer tout à l’heure ?

Oh ! certainement, monsieur. Elle ne sort jamais de cinq à sept heures.

Mme de Balde demanda, en voyant le jeune homme offrir à Yolaine le fauteuil qu’il venait de quitter :

Vous partez déjà, Henry ? Restez encore, nous allons vous offrir une tasse de thé.

Discrètement, il refusa, et la vieille dame n’insista pas. Il partit, en emportant dans son cœur la lumière du regard de Yolaine. Et maintenant, il lui fallait aller vers l’autre, l’inquiétante Nadiège. Corvée déplaisante, dont il ne pouvait guère se dispenser cependant, car du moment où il voulait revoir Yolaine et où il allait l’introduire chez ses amis, il était appelé également à rencontrer Mme de Rambuges. Or, comme il l’avait dit tout à l’heure à Mme de Balde, le service rendu naguère par la jeune veuve l’obligeait à cette visite de politesse.

Il donna à son chauffeur l’adresse de la comtesse. Et l’automobile, peu après, s’arrêtait devant une de ces vastes maisons neuves, “munies de tout le confort moderne”, qui étalait sa blancheur entre deux logis plus anciens, solides et durement patinés par le temps.

Mme de Rambuges habitait au troisième étage. Une femme de chambre ouvrit à Henry et le fit entrer dans un salon à boiseries blanches, orné de meubles Trianon sur lesquels se répandait la lueur voilée de vert des lampes électriques. Dès le seuil, le parfum subtil enveloppa M. de Gesvres. Il se mêlait à celui des fleurs groupées en gerbes, en corbeilles, partout, dans les angles, sur les tables, sur la cheminée. Le salon avait ainsi une apparence de serre, et la chaleur moite des radiateurs complétait l’illusion.

Une voix douce, chantante, s’éleva :

Que c’est charmant à vous, monsieur le duc, de venir visiter cette solitaire !

Nadiège était assise sur un canapé — pelotonnée plutôt, comme la petite chatte blanche couchée à ses pieds sur un coussin. Elle tendait la main à Henry, en glissant vers lui la caresse de son regard.

Le jeune homme s’inclina avec une courtoisie hautaine et ses doigts laissèrent retomber aussitôt la main souple, aux ongles brillants.

Je n’ai pas oublié, madame, l’aide que je trouvai chez vous, et je voulais vous en remercier de nouveau.

Oh ! par exemple, ceci est inutile ! J’ai été infiniment heureuse de vous rendre ce service…

D’un geste doux et gracieux, elle désignait un siège à Henry. Il dit, en s’asseyant :

Je viens de voir mademoiselle votre nièce, madame.

Ma nièce ? Où cela ?

Chez Mme de Balde, ma cousine.

Mme de Balde est votre cousine ?

L’oreille très fine d’Henry perçut à travers la surprise de l’accent une vive contrariété.

Oui, madame.

Ah ! vraiment !… Vraiment… Vous la voyez souvent !

Il pensa :

« Voilà qui la gêne ! Soyons diplomate ! »

Et il répondit :

Mais non, pas très souvent. J’ai beaucoup d’occupations.

Des occupations mondaines ?

Mondaines et autres. L’existence est très absorbante à Paris. Vous allez trouver une différence avec la Sylve-Noire, madame.

Elle sourit, en appuyant à l’accoudoir du canapé son bras, qui sortait de la manche courte faite d’un tulle à fin réseau, frissonnant sur la blancheur de l’épiderme à chacun de ses mouvements.

Certes ! Mais je m’accommode de tout. Mon pauvre mari avait une humeur très voyageuse, très changeante, et j’ai dû me plier à ses goûts. Tantôt nous vivions en pleine cohue mondaine, tantôt nous nous enfermions dans la solitude. Que m’importait, pourvu qu’il fût heureux !

Les mots sortaient, pleins de douceur, des lèvres dont la vive teinte de corail tranchait sur la blancheur mate du teint. Contre la main repliée, la petite tête fine s’appuyait, s’abandonnait. Les cils argentés battaient au-dessus des yeux qui rêvaient, en regardant vers le passé.

Elle était encore vêtue de blanc, de soie incrustée de dentelle formant autour d’elle les plis légers d’une “tea gown”. Des éclairs verts s’échappaient des bracelets encerclant ses minces poignets, des longues épingles retenant ses cheveux blonds, du bizarre collier qui glissait à chacun des onduleux mouvements du cou. Et autour d’elle, dans le décor banal de ce salon, elle avait su répandre comme un reflet de sa séduction, par ce parfum, par ces fleurs, qui l’entouraient de leur fraîcheur odorante, qui donnaient au salon blanc un air de fête.

Maintenant elle s’adressait en russe à Henry, “parce qu’elle avait si rarement le plaisir d’employer la langue de son pays natal !” Et les mots glissaient, chantaient entre ses lèvres. Elle parlait de la Russie, que M. de Gesvres connaissait, de la littérature russe, de la musique russe. Très visiblement elle avait reçu une instruction brillante, étendue, dont avait profité son intelligence souple, habile à s’assimiler toutes choses en y coulant une note originale. Il fallait la finesse d’observation d’Henry, et sa défiance à l’égard de cette jeune femme, pour discerner le manque de profondeur, de vues personnelles, de sincérité, dans ces appréciations d’un si gracieux coloris.

Il restait froid, d’une réserve un peu altière. Cependant il était un causeur charmant, quand il le voulait bien. Mais aujourd’hui, il ne le voulait pas.

La femme de chambre entra, et prépara le thé. Puis elle disparut. Nadiège se leva et remplit un des verres cerclés d’argent ciselé, qu’elle présenta à Henry.

Mavra, ma femme de chambre, fait du thé exquis. Goûtez-en et dites-moi votre avis.

Il dut convenir qu’il n’avait rien bu d’aussi parfait. Alors Mme de Rambuges dit avec un regard de prière câline :

Il faudra revenir m’en demander quand vous le voudrez.

Il remercia brièvement, et se leva. La jeune femme murmura :

Oh ! déjà !

Il ne parut pas entendre. En ce moment il avait ce que ses amis appelaient “son air ducal”, réservé aux importuns et aux indiscrets, et destiné à les tenir à distance.

Nadiège se leva à son tour. Sous la clarté des lampes électriques, les émeraudes du collier étincelèrent, en glissant sur la blancheur souple du cou.

Je suis infiniment heureuse de vous avoir reçu dans mon logis de passage et je veux espérer que nous nous reverrons… Si j’osais… je vous demanderais de me présenter à Mme la duchesse de Mayonne ? J’ai le plus vif désir de la connaître…

Son regard se faisait timide, presque craintif. Il semblait dire :

« Je sais bien que je demande là une grande faveur… Mais j’ose vous la demander… »

Henry répondit froidement.

Je ferai part de votre désir à ma mère, madame. Je ne doute pas qu’elle soit aussi charmée de vous connaître.

Et vos amis de Terneuil, sont-ils à Paris ?

Mais certainement. Ils y passent toujours sept ou huit mois de l’année.

J’aurais envie de les aller voir… Comme voisine de campagne… J’ai été un peu impolie, là-bas, en ne leur rendant pas visite. Ici, je veux réagir sur ma sauvagerie…

Les lèvres se retroussaient sur les dents fines, en un sourire ensorceleur.

… Croyez-vous que je sois bien accueillie ?

Mme de Terneuil est très aimable, madame. De plus, sa belle-mère et son mari ont connu MM. de Rambuges, oncle et neveux.

Oui, je sais. Voilà pourquoi je trouve vraiment convenable de les aller voir… Mais je vous assure qu’il m’en coûte ! Après avoir vécu dans la retraite, je m’effraye de retourner dans le monde. Cependant, je le dois, pour ma nièce, qu’il faudra songer à marier dans quelques années, quand sa santé si frêle se sera fortifiée. Tâche peu facile, car la pauvre enfant n’a pas de dot !… Et l’héritage de son grand-oncle sera, hélas ! bien peu de chose !

Elle soupira, en tendant sa main à Henry. Elle l’élevait un peu — invitation muette à y poser ses lèvres. Mais il se contenta de la serrer légèrement du bout des doigts, comme à l’arrivée, et prit congé, reconduit jusqu’à la porte par la jeune femme.

Quand il eut disparu, Nadiège revint s’asseoir sur le canapé, en s’enfonçant dans les coussins brodés. Mavra entra presque aussitôt. La jeune femme tourna vers elle ses yeux brillants, exaltés.

Tu l’as vu, Mavra !

La femme de chambre vint s’agenouiller près du canapé et prit les mains de Nadiège en levant sur elle un regard de tendresse ardente.

Oui, je l’ai vu… Et je te comprends, ma colombe !

Oh ! Mavra, il sera mon idole, ma vie ! Mais il reste froid encore. Il faut que je le prenne peu à peu, que je me fasse très petite, très humble, pour ne pas déplaire à son orgueil. Ce me sera facile, puisque je l’aime.

Il t’aimera aussi, lui, et bien vite ! Comment, dès aujourd’hui, n’a-t-il pas été charmé, enchaîné ?

Nadiège secoua la tête. Un pli léger se formait sur son front bas, à demi couvert par les cheveux argentés.

Il a été froid, Mavra… Froid et hautain. Il doit être très orgueilleux. Mais cela lui va si bien !… Et ma conquête n’en sera que plus belle.

Elle songea un moment, les paupières mi-closes. Mavra lui caressait les mains en la regardant avec adoration. Elle avait été la nourrice de Nadiège et l’aimait avec une sorte de fanatisme, prête à tout pour satisfaire le moindre désir de la jeune femme.

Mme de Rambuges demanda :

Où en sommes-nous de notre argent, Mavra ?

Il reste à peine six mille francs, ma comtesse.

Six mille !… Et il faudra payer la location de cet appartement ! Et nous allons avoir de grosses dépenses. Car j’ai besoin de toilettes, de très jolies toilettes. Les hommes les plus sérieux aiment cela. Et lui doit avoir au plus haut degré le goût de l’élégance, du raffinement… Puis ces fleurs, qu’il faudra renouveler sans cesse, car je veux que ce salon en soit toujours orné, pour le jour où il reviendra…

Ne t’inquiète pas, nous nous arrangerons. Tu parles comme si tu n’étais pas sûre de le conquérir bientôt. Quand il t’aimera, quand il sera ton fiancé, tu obtiendras de lui ce que tu voudras.

Tu as raison, chère Mavra. Ç’en sera alors fini de cette vie de bohème que j’ai aimée, mais qui ne serait pas dans ses goûts. Ç’en sera fini des émotions du tapis vert… Mavra, il n’a jamais fréquenté les salles de jeux !

Elle rit doucement, puis rêva un moment.

J’espère qu’il n’a pas au cœur un autre amour. Mais je saurai le lui faire oublier… Ah ! une chose m’ennuie un peu, Mavra… Oh ! très peu ! Il est le parent de Mme de Balde, et tout à l’heure il a vu chez elle Yolaine. Il peut la revoir… Elle est très jolie…

Oh ! ma belle chatte, de quoi t’inquiètes-tu là ? Oui, elle est jolie, cette enfant, mais comment toi, Nadiège, pourrais-tu la craindre ? Elle n’est qu’une pauvre innocente, qui ouvre à peine les yeux à la vie. Toi, tu es la séduction, tu es l’expérience. Il peut voir Yolaine, va, il peut la trouver charmante : c’est toi qui deviendras sa femme, parce que tu le veux, et que tu connais le cœur des hommes.



À suivre...

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire