Chapitre XII

Chapitre XII

« Si tu désires voir Mlle de Rambuges, mon cher ami, viens demain chez nous, à une heure. Comme ma femme et moi devons nous absenter toute la journée, pour les obsèques de notre cousin Fanchelles, à Orléans, nous lui avons fait demander de tenir compagnie à ma mère et à Henriot, tous deux convalescents. Fabienne a idée — et je suis de son avis — que la pauvre enfant t’aime et s’imagine — aidée peut-être en cela par les suggestions de sa tante — que tu ne pourrais jamais avoir l’idée de l’épouser. Sa rougeur, son embarras, le soin qu’elle prend de détourner la conversation, depuis quelque temps, dès qu’il est question de toi, et de venir à une heure où elle sait ne pas te rencontrer, sa mélancolie et sa mine altérée de femme qui souffre moralement, tout fait croire que nous devinons juste. Je te donne le moyen de la voir et de t’expliquer avec elle, si tu le désires. Comme nous avons entière confiance en toi, mon cher Henry, ma mère s’arrangera pour vous laisser seuls quelque temps. Je souhaite ardemment que tout s’arrange et que nous puissions bientôt assister à vos fiançailles.

« Ton affectionné,

« Terneuil. »

Ce billet fut remis par Germain à son maître, trois jours après le bal, au retour de la promenade à cheval que venait de faire Henry. Le valet de chambre fut frappé de l’expression joyeuse venant tout à coup éclairer la belle physionomie qu’il trouvait songeuse et préoccupée, depuis quelque temps. Il pensa :

« Une bonne nouvelle qui arrive à M. le duc… Peut-être cela s’arrange-t-il avec la jolie Mlle de Rambuges ? »

Car Germain, le jour de la fête de charité, avait aperçu l’original du dessin fait par son maître et il avait appris aussi, depuis lors, que cette très charmante personne se trouvait complètement dépourvue de fortune.

Vous demanderez le déjeuner pour midi, Germain. Et que Laurent tienne l’automobile prête pour une heure moins le quart.

Bien, monsieur le duc.

Puis, tout en prenant la cravache des mains de son maître, le valet de chambre ajouta :

J’ai oublié de dire à monsieur le duc qu’une dame était venue le demander hier soir vers sept heures, pendant que M. le comte de la Rochethulac était avec lui dans son cabinet. J’ai répondu que M. le duc était sorti, selon les ordres qu’il m’a donnés au sujet des visites de ce genre.

Henry eut un geste qui signifiait : “C’est bien”… Et distraitement, en jetant ses gants sur la table, il demanda :

Qui était-ce ? Elle n’a pas donné sa carte ?

Non, monsieur le duc. C’est une petite blonde, tout habillée de velours fauve, jolie, avec des yeux… des yeux singuliers. Ils m’ont paru verts… et ils câlinaient, tandis que la dame insistait, assurant que le concierge avait dit que M. le duc était chez lui, et qu’il la recevrait certainement, parce qu’il la connaissait beaucoup, et qu’elle avait un très important service à lui demander… enfin, des prières, des mines de chatte, tout un manège. J’ai presque vu le moment où elle allait passer malgré moi, tellement elle était souple et habile !

Henry, dont la physionomie s’était assombrie, dit avec une sourde impatience :

Il faudra pourtant que cela finisse !… Jamais je ne recevrai cette personne… elle moins que toute autre, vous entendez, Germain ? Et comment se fait-il que Mortier, à qui j’ai donné les mêmes ordres qu’à vous, lui ait dit que j’étais là ?

Je lui en ai fait l’observation ce matin, monsieur le duc, et il m’a répondu qu’il l’avait bien regretté ensuite, mais que sur le moment, cette dame l’avait retourné, ensorcelé, de telle sorte qu’il avait fini par avouer que M. le duc se trouvait bien chez lui.

Henry leva les épaules, en murmurant avec mépris :

Quelle femme !

Une ombre désagréable venait de tomber sur la joie éveillée en lui par le billet de Jacques. Oui, il allait revoir Yolaine, lui faire discrètement comprendre ses sentiments à son égard. Et puis ensuite ?… Cette femme, dont la passion s’acharnait à le vaincre, n’accepterait pas sans lutte de le voir s’unir à sa nièce. De plus en plus, il se convainquait de la complète absence de scrupules qui devait exister chez elle. Et maintenant qu’il était certain du prochain consentement de son père, la crainte de cette vengeance de femme restait pour lui le seul point sombre.

Néanmoins, il réussit à secouer cette préoccupation pour ne plus songer qu’à l’entrevue qui allait décider de son bonheur. Les minutes lui parurent couler avec une lenteur insupportable, jusqu’à l’instant où il monta en voiture, non sans avoir auparavant tancé avec sévérité le concierge, qui balbutiait d’un air piteux :

Je prie monsieur le duc de m’excuser… mais elle me retournait… et elle avançait, tout en parlant…

« Ah ! que je la reconnais bien là ! pensa Henry, tandis que l’automobile s’éloignait. L’intrigue, la bassesse, la perfidie, elle joue de tout cela. Comme je voudrais lui enlever Yolaine le plus tôt possible ! »

À l’hôtel de Terneuil, le domestique qui lui ouvrit l’informa que la marquise douairière, s’étant trouvée souffrante après le déjeuner, avait été obligée de se reposer un peu, mais qu’elle pensait pouvoir redescendre bientôt et le priait de l’attendre dans le petit salon.

Henry sentait battre son cœur un peu plus vite, en entrant dans la pièce claire et gaie. “Elle” était là, assise près d’une porte-fenêtre ouverte sur le jardin, tenant Henriot sur ses genoux. L’enfant eut un sursaut de joie et cria :

Voilà mon parrain !

Yolaine leva les yeux, et tout son visage s’empourpra… Henriot, sautant à terre, courait à M. de Gesvres. Celui-ci donna une caresse à la joue fraîche, en disant avec un sourire :

Laisse-moi d’abord saluer Mlle de Rambuges, petit diable.

Tels étaient l’émoi de Yolaine et sa gêne profonde en revoyant inopinément celui dont elle essayait de proscrire le souvenir, qu’elle n’osa tendre la main au jeune homme qui s’inclinait respectueusement, en disant de sa belle voix chaude, si prenante :

Voici bien longtemps que je ne vous avais vue, mademoiselle.

Elle balbutia :

Oui, en effet… Je suis assez occupée…

D’un coup d’œil, il notait l’amaigrissement de son visage, le cerne de ses yeux… Et quelle expression dans son regard ! Il y lisait de l’effroi, de l’angoisse, une souffrance contenue…

Je ne vous dérangerai pas trop en attendant ici Mme de Terneuil, qui est allée se reposer, m’a-t-on dit ?

Mais pas du tout, monsieur.

Elle faisait cette réponse en hésitant, pauvre Yolaine… Ne devrait-elle pas se retirer, sous un prétexte quelconque ? Déjà, elle se sentait toute frémissante, pour avoir rencontré de nouveau ce regard qui avait sur elle tant de puissance… Et comment allait-elle soutenir la conversation, avec cet émoi qui lui serrait la gorge, qui l’étouffait ?

Henry avait pris son filleul sur ses genoux, et tout en caressant les boucles blondes, il demandait à Yolaine des nouvelles de Mme de Terneuil. La gêne, l’émotion pénible de la jeune fille ne lui échappaient pas. Comme il voulait avoir le temps de s’expliquer avant que parût la marquise, comme, surtout, sa compassion amoureuse avait hâte de rassurer, de consoler, il mit Henriot à terre, en disant :

Va jouer dans la salle à manger, mon petit. Tu reviendras tout à l’heure, quand je t’appellerai.

Cela ne faisait pas du tout l’affaire d’Henriot, ainsi qu’en témoignait sa physionomie. Cependant, il n’osa rien dire. Ce fut Yolaine, tremblante à l’idée de ce tête-à-tête, qui protesta timidement :

Il vaudrait mieux qu’il restât ici, pour que je puisse le surveiller.

D’où nous sommes, la porte étant ouverte à deux battants, nous le verrons très bien… Va, Henriot.

Et, se tournant vers la jeune fille, il ajouta avec un sourire très doux :

Avez-vous donc peur de rester seule avec moi !

La rougeur se fit brûlante sur le visage de Yolaine.

Ses yeux se baissèrent, et sur eux les cils bruns se mirent à battre lentement.

Henry se pencha et prit la main charmante dont il avait souvent admiré le modelé délicat.

Pourquoi ne me l’avez-vous pas tendue, tout à l’heure ?… Pourquoi ne m’avez-vous pas accueilli comme naguère ? Il s’est passé quelque chose, depuis que vous êtes venue à la fête de charité ? Serait-ce trop vous demander de me faire connaître ce qui a pu vous changer ainsi à mon égard ?

Il la sentait toute frissonnante, il voyait trembler ses lèvres.

Et sans le regarder, elle dit tout bas :

Oui, c’est trop… je ne peux pas vous répondre…

Il se pencha un peu plus, et baisa doucement la main qu’il tenait. Yolaine eut un mouvement de recul, un geste brusque pour la retirer. Mais Henry la retint fortement… Et il sourit aux beaux yeux effrayés.

N’avez-vous pas compris, Yolaine, que je vous aimais, et que si je vous l’ai laissé voir, c’est que je souhaitais faire de vous ma femme ?

Elle murmura, avec une joie éperdue :

Votre femme !

Et le rayonnement de son regard, la profonde expression d’amour qui l’éclairait soudainement, révélèrent à Henry quelle secrète et ardente tendresse renfermait, pour lui, ce cœur virginal.

Plus bas, d’une voix dont le timbre devenait d’une douceur frémissante, il confirma :

Oui, ma femme, la chère compagne des jours bons et mauvais… Je vous ai aimée dès que je vous ai vue à la Sylve-Noire, Yolaine. Et vous ?

Tout bas encore, et avec une rougeur plus vive et un sourire délicieux, Yolaine avoua :

Moi aussi… Je ne vous ai jamais oublié, depuis ce moment-là.

De nouveau, les lèvres d’Henry se posèrent sur les doigts effilés, plus longuement cette fois, et Yolaine n’essaya pas de les retirer. Mais elle objecta, avec inquiétude :

Je suis pauvre, vous le savez ?

Certainement, je le sais ! Et j’en suis ravi !

Elle se mit à rire.

Oh ! par exemple !

Mais oui ! Je suis très orgueilleux — voyez, je commence à vous faire connaître mes défauts — et il me plaira beaucoup de ne rien devoir de notre bien-être matériel à ma femme.

Elle dit avec un regard de reconnaissance fervente :

Vous êtes si bon !… Vous avec une âme si haute !

Attendez pour me juger de me mieux connaître, chère Yolaine.

Oh ! je sais bien que je n’aurai pas de désillusions !… Mais vos parents, que disent-ils !

Ma mère m’a donné son consentement, et j’ai presque celui de mon père.

Presque seulement ?… Il n’est pas content ?… Il aurait voulu pour vous un autre mariage ?

Déjà l’inquiétude voilait la clarté joyeuse de son regard. Mais Henry dit vivement :

Ne craignez rien, surtout, ma chère Yolaine ! Mon père avait d’autres désirs pour moi, c’est vrai, mais je l’ai amené peu à peu à faire passer le bonheur de son fils avant la fortune — et votre charme dissipera les derniers regrets.

C’est que… il me serait si pénible d’être accueillie à contrecœur…

Yolaine, il faut avoir confiance en moi quand je vous dis : “Ne craignez rien.

Ses yeux, en s’attachant sur la jeune fille, avaient d’ardentes lueurs d’or, qui éblouissaient Yolaine… Cette confiance qu’il lui demandait, elle l’avait, et elle la sentait grandir, s’épanouir, se donner tout entière à cet homme qui la regardait avec un si brûlant amour.

Puis, sur une question d’Henry, elle raconta ce qui s’était passé entre sa tante et elle, sans omettre les insinuations qui lui avaient fait tant de mal, le soir du bal.

En frissonnant un peu de rétrospectif effroi, elle ajouta :

Je souffrais tellement, à l’idée que vous pouviez vous laisser prendre par cette femme, fausse et mauvaise, mais dont tout le pouvoir de séduction m’avait été révélé, ce soir-là !

En pressant contre ses lèvres la main de la jeune fille, Henry dit avec une tendresse émue :

Pauvre Yolaine !… Ne vous inquiétez pas, ce pouvoir est sans effet sur moi. Dès le premier moment, Mme de Rambuges m’a inspiré une antipathie qui s’est toujours augmentée ensuite. Maintenant, je la déteste pour tout ce qu’elle vous a fait souffrir, et pour les obstacles qu’elle va, certainement, essayer de nous susciter… Car mieux vaut que je vous dise sincèrement ce qui est, Yolaine : cette femme s’est prise pour moi d’une ridicule passion, que ma froideur et mes dédains ne peuvent réussir à calmer, et elle sera jalouse de vous — jalouse jusqu’à la fureur.

Ah ! c’est donc pour cela qu’elle cherchait à nous éloigner l’un de l’autre !

Évidemment. Il faudra donc vous défier d’elle, aussitôt qu’elle connaîtra nos fiançailles. Mais je voudrais, surtout, que vous ne viviez plus chez elle… Voici ce que j’ai combiné : dès ce soir j’enlève le consentement de mon père, et ensuite, je pars pour le Jura, je vais à Rochesauve, je vois votre tuteur, je lui fais comprendre que vous ne pouvez demeurer chez une personne aussi peu estimable que Mme de Rambuges, et que vous devez être confiée à Mme de Balde.

Mais s’il ne vous reçoit pas ?

Il me recevra. Ou bien je menace d’informer la justice, car ce vieillard que personne ne voit plus, qui soi-disant a toujours refusé de vous accueillir, et près duquel pénètrent seuls Mme de Rambuges et ses serviteurs… c’est un peu singulier, convenez-en ?

Yolaine dit pensivement :

Oui, j’y ai songé souvent… Si vous voyez mon oncle, assurez-le bien que je désirais beaucoup le connaître, au cas où on lui aurait dit le contraire. Car il est mon seul parent.

Oui, malheureusement. Sans quoi, si vous en aviez un autre dans le conseil de famille, vous auriez pu obtenir l’émancipation, et dès lors, vous étiez libre de quitter cette femme. Tandis que vous restez sous l’autorité de M. de Rambuges, qui peut vous obliger à vivre chez elle.

Elle dit avec une soudaine anxiété :

Et peut-être empêcher mon mariage ?

Non, pas cela ! Le conseil de famille a puissance pour ces cas-là… Allons, ne vous inquiétez pas, ma chère fiancée ! Montrez-moi votre sourire que j’aime tant, et la pure lumière de vos beaux yeux… Ils sont merveilleux quand vous me regardez ainsi, Yolaine !

Elle rougit, baissa un peu ses grands cils, comme pour voiler cette chaude clarté d’amour qui venait d’éblouir à son tour Henry.

Désireux de ne pas la troubler davantage, le jeune homme fit dévier l’entretien sur ses amis de Terneuil. Puis, presque aussitôt, apparut la marquise douairière. Henry lui dit avec une gaieté émue :

Permettez-moi de vous présenter ma fiancée, madame et très fidèle amie.

Elle riposta d’un ton de souriante malice :

Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps, mon cher enfant !… Et du même coup, voilà cette petite Yolaine qui a retrouvé sa bonne mine ! Allons, embrassez-moi, ma chérie, et recevez tous mes souhaits pour votre bonheur — dont je ne doute pas, d’ailleurs. Vous aurez un mari comme il n’y en a certainement pas dix dans le monde, et vous serez pour lui la plus charmante, la plus dévouée des épouses. Avec l’aide de Dieu, c’est un admirable foyer chrétien, et bien français, que vous fonderez tous deux.

Henry s’attarda jusqu’à trois heures dans le petit salon clair, en causerie intime avec Mme de Terneuil, qui l’avait connu tout enfant, et Yolaine dont le regard disait avec une timide éloquence : “Restez… Restez encore.

Maître Henriot avait été autorisé à reprendre place sur les genoux de son parrain, et s’y tenait bien tranquille, comprenant instinctivement que quelque chose d’important venait de se passer, car “sa Lolaine” avait des yeux si brillants, et son parrain était si gai !… Puis il avait bien vu de la salle à manger où il s’amusait sans entrain, ce beau parrain embrasser plusieurs fois la main de Lolaine, et la garder ensuite entre les siennes tout le temps, comme papa faisait quelquefois avec maman, quand ils causaient tous les deux.

* * *

Henry, en quittant l’hôtel de Terneuil, se fit conduire au Petit-Palais où avait lieu en ce moment une exposition de vieux ivoires, legs d’un collectionneur parisien. Son père, très connaisseur, les lui avait vantés, et il souhaitait y jeter un coup d’œil avant d’aller rejoindre, au cercle, une de ses relations de voyage, un jeune officier serbe auquel il avait donné rendez-vous pour le piloter à travers Paris.

Comme il se trouvait en contemplation devant une figurine délicatement travaillée, une voix chantante dit près de lui :

N’est-ce pas que ce travail est ravissant ?

Il se détourna, le visage déjà durci. Mme de Rambuges était là, souriante, vêtue d’un tailleur de soie orange aux chauds reflets, coiffée d’un petit bonnet de velours blanc sous lequel disparaissaient presque ses cheveux argentés.

Ravissant, en effet… Les ivoires vous intéressent, madame ?

Beaucoup ! Et parmi ceux-ci, il y a des chefs-d’œuvre… La comtesse Vorskoff m’a emmenée, en m’assurant que je trouverais grand intérêt à voir cette exposition, et je ne regrette pas de l’avoir écoutée.

La comtesse s’avançait à son tour, avec deux de ses amies qui l’avaient accompagnée, comme Nadiège. Henry échangea quelques paroles avec elles, puis il prit congé, remettant à une autre fois la continuation de sa visite, car la présence de Mme de Rambuges lui aurait gâté tout son plaisir.

Comme il atteignait le dernier degré de l’escalier du palais, il vit surgir près de lui la jeune femme. En souriant, elle expliqua :

Je pars aussi. Ces visites d’exposition sont fatigantes, surtout faites en compagnie d’une bavarde comme cette excellente comtesse Vorskoff, qui ne comprend rien du tout à l’art et prétend cependant en disserter à tout propos.

Henry dit brièvement :

Il est de fait qu’elle va souvent à côté. Mais ce n’est qu’un petit travers.

Oh ! certes ! Et je reconnais qu’elle est très aimable pour moi… Voyons, vais-je trouver une voiture ?… La comtesse m’avait emmenée dans la sienne.

Henry proposa, sans empressement :

Si vous le désirez, mon domestique peut vous en appeler une ?

Je vous serais très reconnaissante !… À moins que…

Un regard de prière câline glissa entre les cils pâles.

… À moins que vous ne vouliez bien m’accorder une place dans la vôtre, et me mettre en passant au Carlton, où une amie m’attend ?

L’aplomb de cette demande laissa un moment M. de Gesvres sans parole. Mais, reprenant aussitôt sa présence d’esprit, il répondit avec une politesse hautaine :

Je regrette de vous dire que c’est impossible. On m’attend au cercle à quatre heures.

Et, s’adressant au valet de pied qui s’était approché en apercevant son maître, il ajouta :

Voyez donc à trouver un taxi libre, Félix ; vous le ferez avancer pour madame.

Une lueur passa dans les yeux troubles, et le menu visage frémit, pendant quelques secondes. Avec un sourire forcé, Nadiège murmura :

Vous avez peur de vous compromettre, en vous montrant avec moi ?

Mais précisément, madame.

La froide netteté de la réponse fit tressaillir Nadiège. Elle essaya de sourire encore et de railler peu…

En vérité, vous semblez tenir autant qu’une jeune fille à votre réputation inattaquable !

Vous avez dit justement le mot, madame. Je tiens essentiellement à ce qu’on ne me prête pas des actes ou des sentiments qui n’existent pas et n’existeront jamais chez moi.

Allons, c’était fini ! Elle venait d’entendre sa sentence, prononcée de cette même voix nette et glacée, accompagnée d’un regard qui la rejetait loin, si loin… C’était fini. Il fallait bien le comprendre.

Le valet de pied s’approchait, en annonçant que le taxi était là. Henry s’inclina, effleura du bout des doigts la main froide qui lui était tendue. Il n’accompagna même pas la jeune femme jusqu’à sa voiture. Ce fut son domestique qui referma la portière sur Nadiège frémissante de rage et de douleur, tandis qu’elle jetait un dernier coup d’œil vers l’automobile discrètement timbrée de la couronne ducale, où elle avait rêvé de se montrer aujourd’hui près de M. de Gesvres.

Mais il avait déjoué son plan, si promptement, avec tant d’impitoyable dédain !… Et il lui fallait reconnaître qu’elle ne pouvait rien, rien sur cet homme !

Quand Mavra la vit rentrer, toute blême, les yeux brillants de fièvre, elle eut un cri d’effroi :

Ma Nadiège, qu’as-tu ?

La jeune femme dit sourdement :

Laisse-moi ! Laisse-moi ! C’est trop affreux, ce qu’il me fait souffrir !

Quoi donc ? Qu’y a-t-il encore ?

Sans répondre, Nadiège se jeta sur un fauteuil, en enfouissant son visage dans les coussins. Au bout d’un moment seulement, elle fit à Mavra le récit de ce qui venait de se passer.

Mais il faudrait que tu aies vu son air, quand il me répondait ainsi ! Ah ! Mavra, je suis certaine que ses yeux sont si doux, si tendrement expressifs, quand il le veut ! Mais pour moi, ils n’ont jamais été ainsi… Et cependant, je les trouve si beaux !… je les aime follement ! Mavra, je ne sais comment je pourrai vivre maintenant !

Elle se tordait les mains, elle roulait contre les coussins sa tête fine, sans souci de la toque de velours blanc. Mais Mavra dit d’un ton d’autorité :

Il te reste encore quelque chose à faire, ma colombe. Écoute ceci : j’ai surveillé aujourd’hui les abords de l’hôtel de Terneuil, tant que Yolaine y a été, et qui ai-je vu y entrer vers une heure ?

Nadiège bondit.

Lui ?… Lui ?

Oui, ma comtesse, lui, ce maudit grand seigneur qui dédaigne ma jolie tourterelle. Il est resté là plus de deux heures Et quand il est remonté dans son automobile, comme je m’étais approchée sans avoir l’air de rien, j’ai vu qu’il se tournait vers une fenêtre, où Yolaine se trouvait avec le petit de Terneuil, et qu’il souriait… Oh ! ma Nadiège, comme tu voudrais qu’il te sourît, bien sûr !

Nadiège se redressait, toute raidie, les yeux dilatés.

Tu as vu cela ?… Ils se sont rencontrés, de nouveau ? Ah ! l’odieuse Yolaine ! Mais elle ne l’aura pas ! Je la tuerais plutôt !

Tais-toi, Nadiège !… Tais-toi ! Ne prononce pas des paroles si dangereuses !… Et ne songe pas à des actes qui le sont aussi. De par la volonté de M. de Rambuges, tu peux emmener où il te plaît cette jeune fille. Éloigne-la, cache-la en quelque lointain pays, en prenant les moyens nécessaires pour l’empêcher de correspondre avec qui que ce soit. Je m’offre à me faire la geôlière, tant qu’il le faudra. Ce beau seigneur, en ne la voyant plus, l’oubliera peut-être très vite. Et elle, nous l’obligerons à quelque mariage qui présentera toute sécurité pour nous.

Nadiège dit haineusement :

Je veux qu’elle souffre, Mavra !… Je veux qu’elle expie l’amour qu’elle lui a inspiré.

Eh bien, le moyen que je t’indique est le meilleur pour cela. Va, si tu lui offrais le choix entre la mort et le genre de vie que nous lui préparons, elle choisirait la première !

Tu as raison, Mavra… Mais quand elle sera majeure ?

Il faudra qu’elle soit mariée d’ici là.

Et si elle ne veut pas ?

Nous chercherons un moyen pour la contraindre. Le plus pressé est de l’éloigner.

Oui, tout de suite, pour qu’ils ne se voient plus.

Les deux femmes songèrent un moment. Nadiège, contre sa main, appuyait sa joue qui était glacée, en dépit de la tiédeur d’une température printanière… Et tout à coup, elle murmura :

Mavra, avec quoi payerions-nous tous les frais que nécessiterait la mise en action de ce projet ? Il ne nous reste rien… et M. de Rambuges vit toujours.

J’y pensais aussi. Vois-tu, il faudra peut-être nous décider…

Leurs regards se rencontraient, pleins d’une même pensée terrible. Nadiège dit à mi-voix, en frissonnant un peu :

J’aurais voulu éviter… Les risques sont si grands…

Oui, mais il paraît avoir l’âme rivée au corps… Bourlatte, dans sa dernière lettre, dit cependant qu’il semble très affaibli, et qu’il avale difficilement… S’il pouvait finir bientôt, tout s’arrangerait le mieux du monde.

Certes ! Nous aurons déjà assez d’ennuis avec ces Bourlatte, qui, je le prévois, seront insatiables.

Mavra murmura :

Il y a toujours moyen de se débarrasser des gens qui deviennent trop gênants.

Oui, mais ce moyen-là, je n’y recours qu’à la dernière extrémité, tu le sais bien. Si je découvre le trésor, peu m’importe, j’aurai de quoi leur clore la bouche. Mais s’il n’y a rien ?

Ah ! tu doutes, toi aussi ?

Bien peu. Mais enfin, il faut tout prévoir… Alors, je resterai avec le sol de Rochesauve en ma possession. Et je devrai recommencer mon existence de bohème dans les villes d’eaux et les stations hivernales. Mais Yolaine ?… Yolaine, qu’en ferai-je ? Et si M. de Rambuges meurt, je n’aurai plus de pouvoir sur elle.

Nous verrons alors, ma comtesse. Pour le moment, comme nous le disons, il faut l’emmener d’ici.

Eh bien ! partons pour la Sylve-Noire ! Aussi bien, je ne serai pas fâchée de constater si Bourlatte dit vrai, au sujet de la santé de mon cher oncle. Fais les malles, vivement. Il faut que nous quittions Paris ce soir. J’inventerai un conte pour ne pas éveiller les soupçons de Yolaine… Elle n’est pas rentrée encore ?

Non ! la femme de chambre de Mme de Terneuil doit la ramener vers six heures seulement.

Tant mieux ! Nous serons libres jusque-là. Je vais régler la propriétaire, quelques menues dépenses… Les autres attendront… Ah ! il y a ce pauvre Vorskoff !

Elle eut un rire railleur, en se soulevant sur le fauteuil.

Je lui dois quatre mille francs. Mais il n’osera pas les réclamer à une jolie femme. Donc, autant de gagné !… Et maintenant, Mavra, au travail !

* * *

Quand Yolaine, le cœur lourd de joie contenue, rentra de l’hôtel de Terneuil, elle vit venir à elle Mme de Rambuges qui lui dit d’un air dolent :

Ma chère petite, je viens de recevoir une mauvaise nouvelle. Notre pauvre oncle est très mal et demande à nous voir. Nous allons partir ce soir, pour nous trouver demain dans la journée à Rochesauve. J’espère que nous n’arriverons pas trop tard !

Yolaine dit spontanément :

Je l’espère aussi ! Car j’aimerais connaître ce seul parent, dont le parti pris de ne pas me voir m’a été si pénible.

Je le comprends, mon enfant ! Et croyez bien que je l’ai combattu ! Mais, hélas ! je n’avais aucune influence sur M. de Rambuges, et je me suis toujours heurtée à son obstination, dès qu’il était question de vous.

Ces paroles ne parurent pas toucher Yolaine. La jeune fille avait depuis quelque temps le soupçon que Mme de Rambuges la desservait près de son oncle, et elle avait appris aujourd’hui que M. de Gesvres pensait comme elle à ce sujet.

Donc, ma chère enfant, allez vite vous préparer au départ. Je ne vous offre pas l’aide de Mavra, qui est fort affairée. Vous semblez d’ailleurs bien portante, aujourd’hui. Votre mine est superbe, vos yeux…

Elle la regardait avec une curiosité avide, cherchant à percer le secret de ces yeux magnifiques, qui semblaient ce soir contenir un mystérieux bonheur.

… Vous avez passé un bon après-midi ?

Très bon, ma tante !

M. et Mme de Terneuil n’étaient pas là ?

Non ! Il n’y avait que leur mère, et le petit Henriot.

Ah !… Vous n’avez vu personne d’autre ?

Henry avait recommandé à Yolaine : “Surtout, ne lui laissez pas penser que vous m’avez rencontré !” Aussi, quoi que lui coûtât cette dissimulation, elle répondit négativement.

Nadiège n’insista pas. Mais en regardant s’éloigner la jeune fille, elle pensa avec une colère haineuse :

« Toi, tu payeras tout en bloc, pour lui et pour toi ! Ah ! tu l’as vu, ton beau duc !… Il t’a peut-être fait une déclaration ? Jouis bien de ce bonheur, mon enfant, car tu sauras ce qu’il te coûte ! »

Seule dans sa chambre, Yolaine songeait que ce départ, et la mort probable de M. de Rambuges, allaient sans doute changer les plans de M. de Gesvres. Elle passerait sous une autre tutelle et serait ainsi délivrée de cette femme… À cette pensée, elle se sentit soulagée déjà. La vie près de Mme de Rambuges lui devenait intolérable, à mesure qu’elle comprenait mieux toute la perversité de cette nature. Et puis, elle savait maintenant pourquoi Nadiège la détestait, et quelle ennemie dangereuse elle avait en elle. Ah ! qu’il lui tardait d’être hors de cette atmosphère si pénible à son âme délicate !… Qu’il lui tardait d’être sous la protection de celui vers qui allaient toute sa confiance, tout son jeune cœur privé d’affection depuis si longtemps !

Et en pensant qu’il lui fallait s’éloigner d’Henry, se retrouver dans cette triste et solitaire Sylve-Noire, où elle avait eu naguère l’impression d’être prisonnière, elle frissonna et sentit une angoisse l’étreindre.

Quand elle eut prié, cette crainte se calma un peu. Elle songea que M. de Gesvres, maintenant qu’elle était sa fiancée, saurait bien venir la chercher là-bas et l’enlever à Mme de Rambuges. Elle n’était plus isolée, désormais, elle avait un protecteur plein de force et de tendresse, qui déjouerait les ruses de la perfide Nadiège.

Ce fut en pensant aux yeux bruns si ardents et si doux, dont le seul souvenir faisait battre plus vite son cœur, que Yolaine commença et termina son unique malle tandis que Nadiège et Mavra entassaient fiévreusement, dans des cases d’osier, les toilettes élégantes, non encore payées, qui avaient laissé si profondément indifférent celui qu’elles étaient destinées à conquérir.



À suivre...

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