Chapitre X

Chapitre X

Madame la comtesse prie mademoiselle de venir lui parler.

Yolaine posa sur la table le napperon qu’elle brodait et se leva en secouant quelques brins de coton attachés à sa jupe.

Que lui voulait Mme de Rambuges ? Sans doute était-ce encore une de ces défenses détournées, doucereuses, qu’elle lui imposait une à une, depuis quelque temps, sous des prétextes variés, aussi faux les uns que les autres ?

Défense de suivre les offices à Saint-Germain-des-Prés, défense de sortir sans être accompagnée par Mavra, défense d’aller voir souvent Mme de Balde et Mme de Terneuil… Peut-être bientôt défense complète de retourner chez elle…

Comme elle avait peur que sa nièce revît M. de Gesvres !… Mais elle n’avait rien à craindre. Yolaine était trop fière pour ne pas, d’elle-même, éviter d’attirer l’attention d’un homme que sa haute situation et les désirs de sa famille mettaient si fort au-dessus d’elle… Et elle savait aussi souffrir en silence, dans le secret de son cœur, en essayant d’oublier celui qui avait fait sur elle une impression si profonde.

Sans hâte, la jeune fille gagna le salon où Nadiège lisait, en tenant sa chatte blanche sur ses genoux. La comtesse sourit à sa nièce, tout en enveloppant d’un rapide coup d’œil le visage pâli, un peu émacié.

Venez-vous asseoir près de moi, ma chère petite. J’ai une importante communication à vous faire… Là dans ce fauteuil… Écoutez bien !

Elle se penchait, en souriant toujours et en regardant câlinement la jeune fille qui restait froide, sans curiosité.

… Je viens de recevoir la visite de M. Holster, le cousin de Mlle Faravès… Vous vous rappelez, ce jeune Américain qui ne quittait pas les alentours de votre comptoir et ne vous perdait pas des yeux ?

Yolaine dit avec indifférence :

Non, je ne me souviens pas.

Comment ? Tout le monde l’a remarqué. ! Très visiblement, vous lui plaisiez beaucoup… Et aujourd’hui, il est venu me demander votre main.

Un mouvement de surprise échappa à Yolaine, un peu de rougeur monta à son visage. Elle dit froidement :

C’est une singulière idée, de songer à épouser une personne que l’on a vue une fois, et à qui l’on n’a pas adressé dix mots ! Il doit être un peu fou, cet Américain ?

Pas le moins du monde ! C’est un charmant garçon, fort sensé, intelligent, d’aspect un peu froid — mais son emballement pour vous prouve que cette froideur est tout extérieure. Car il ne cache pas qu’il est fort épris… Quelle chance vous arrive là, ma mignonne ! Il vaut quinze millions, et il a des intérêts énormes dans les affaires de son cousin Faravès. C’est un rêve féerique !

Yolaine restait calme et froide. Dans ses beaux yeux, légèrement cernés, Nadiège ne pouvait lire que l’indifférence, telle qu’elle s’exprimait aussi dans les paroles prononcées après un court instant de silence :

Oui, peut-être pour ceux qui placent l’argent au-dessus de tout. Mais à moi, cela ne suffit pas. Vous voudrez donc bien répondre à ce monsieur, ma tante, que je n’épouserai jamais un étranger, surtout appartenant à une autre religion que la mienne.

Nadiège eut un léger sursaut qui réveilla la petite chatte.

Mais vous êtes folle ! On ne refuse pas un mariage comme celui-là pour des raisons pareilles !

Ces raisons sont primordiales pour moi. Il en est d’autres encore : ce M. Holster n’est pas de même rang social, ni de même éducation que moi, et de plus, je ne le connais absolument pas.

Nadiège leva les épaules. Une irritation sourde commençait à transformer son regard.

Quelles sottises ! Vous le connaîtrez suffisamment en vous rencontrant quelquefois avec lui. Quant à l’autre raison, elle est stupide. Aujourd’hui, on ne regarde pas à cela, et la fortune de M. Holster lui donne droit d’entrée partout.

Eh bien, moi, j’y regarde, et je n’épouserai qu’un homme ayant même religion, même éducation, mêmes idées morales que moi.

Un rire sec s’échappa des lèvres de Nadiège.

En vérité ! Mademoiselle n’épousera que… Vous pensez donc avoir à choisir entre cent ? C’est d’une naïveté risible, ce que vous dites là, ma petite. Quand on n’a pas le sou, comme vous, on doit être trop heureuse de prendre ce qui se présente, — et on ne laisse pas échapper l’invraisemblable chance du multimillionnaire, à moins d’être complètement en démence.

Yolaine dit d’un ton ferme et tranquille :

J’aime mieux ne me marier jamais que de profaner le sacrement de mariage en en faisant uniquement “une affaire”.

Nadiège rit de nouveau, en se penchant un peu plus vers la jeune fille. Ses yeux luisaient d’une flamme mauvaise.

Allons, dites donc le vrai motif ! C’est que vous pensez encore à M. de Gesvres, n’est-ce pas ?

Une rougeur vive couvrit les joues de Yolaine. Ses yeux se baissèrent un peu, pendant quelques secondes, puis se relevèrent pour regarder en face la jeune femme.

M. de Gesvres n’est pour rien dans ma réponse, ma tante. En aucun cas, je n’aurais accepté d’épouser cet Américain, car les raisons données par moi sont les véritables, soyez-en persuadée.

Réponse à côté, cela, ma chère petite. Mais peu importe, je n’ai pas besoin de votre aveu pour savoir que vous gardez à ce beau charmeur un trop tendre souvenir. Cela passera. Et le meilleur moyen d’y arriver vite est de vous marier le plus tôt possible. Or, l’occasion est magnifique. Vous ne pouvez la laisser échapper pour un caprice enfantin. Je vais informer votre oncle à ce sujet, et bien certainement il sera d’avis, lui aussi, qu’il faut que vous acceptiez.

Yolaine se leva, en disant d’une voix frémissante :

Je ne crois pas que mon oncle puisse m’obliger à un mariage dont je ne veux pas.

Mais si, du moment où vous agissez comme une petite écervelée… J’espère, d’ailleurs, que vous allez réfléchir sérieusement. Allez, ma chère enfant… Ah ! dites-moi donc où vous en êtes du napperon que je vous ai priée de me broder ?

Je pense l’avoir fini dans deux jours, ma tante.

Ne vous fatiguez pas, allez doucement… J’ai ensuite idée de stores en Venise… Vous faites admirablement cette dentelle. Nous combinerons cela demain.

Elle lui adressa un signe gracieux, un sourire… Quand la jeune fille fut sortie. Mavra, qui travaillait dans l’embrasure d’une fenêtre, se rapprocha de sa maîtresse.

Cela ne lui dit rien, le multimillionnaire, ma comtesse. Elle fera des manières avant de consentir. Le souvenir de l’autre la tient toujours.

Il faut cependant que ce mariage se fasse. C’est un atout inespéré dans mon jeu. Yolaine mariée, il n’aura plus à songer à elle… et alors, il se laissera peut-être consoler par moi.

Mavra songea tout haut :

Elle devient vraiment de plus en plus jolie !… Et sa pâleur, la mélancolie de ses yeux, je ne sais quoi aussi dans le regard — peut-être le reflet de l’amour — lui donnent un charme extrême.

Nadiège passa lentement la main sur la fourrure blanche de la chatte, qui faisait le gros dos. Un rictus soulevait un peu les lèvres pourprées de la jeune femme :

Voilà pourquoi il ne faut pas qu’il la revoie… jamais, jamais plus. Ah ! s’il m’était possible de la renvoyer à la Sylve-Noire ! Mais elle ne peut y rester sans moi, et il faut que je poursuive ici ma conquête… Surveille-la bien, Mavra, surveille ! Ne la laisse jamais sortir seule.

Ne crains rien, ma colombe ! Je ne la perds pas de vue.

Nadiège murmura, d’un ton de colère passionnée :

Ah ! que je la hais !… Que je la hais ! Quand je pense qu’il l’aime… qu’il l’a regardée comme je voudrais tant qu’il me regardât, moi !… Ah ! Mavra, tu vas me faire très belle ce soir, dis, pour qu’il m’admire, pour que je réussisse enfin à l’émouvoir ?

* * *

Quand la jeune femme, quelques heures plus tard, se regarda dans la psyché de son cabinet de toilette, elle laissa échapper un cri de triomphe.

Ah ! c’est parfait, Mavra !… c’est parfait !

Oui, elle était ce soir d’une beauté particulièrement ensorcelante. Son étroit fourreau s’allongeant en queue de poisson était d’un brocart dont les dessins simulaient des écailles, et à chacun de ses mouvements, la riche étoffe ondulait avec des éclairs argentés. Deux agrafes d’or ciselé incrustées d’émeraudes retenaient le corsage sur les épaules, remplaçant les manches absentes. Le collier d’émeraudes qu’elle ne quittait jamais entourait son cou, des bracelets ornés de pierres semblables encerclaient ses bras, et dans ses cheveux, des bandelettes faites de mailles d’or souple se glissaient avec les mêmes étincellements verts de la gemme préférée.

Mavra joignit les mains, en murmurant d’un ton d’extase :

Tu es un rêve !

Lentement, Nadiège se tourna devant la glace. Sa mince personne ondulait en mouvements félins, et les écailles d’argent semblaient glisser sur elle comme une peau de reptile. La lumière électrique avivait la blancheur mate de ses bras, de son cou, de son fin visage, qui n’étaient eux aussi que souplesse, que grâce féline… Une flamme de triomphe s’alluma dans les yeux verts qui avaient ce soir les mêmes reflets ardents que la pierre favorite.

Oui, je dois le vaincre aujourd’hui !… ou alors, ce sera jamais ! Cette robe est une merveille, Mavra ! Elle vaut le prix fou qu’elle m’a coûté… Comment nous la payerons, par exemple, je me le demande ! Ce pingre de Vorskoff a fait la grimace, à mon dernier emprunt… Et il a fallu donner encore une bonne somme à ces Bourlatte, qui deviennent d’une exigence terrible.

Mavra secoua la tête.

J’ai bien peur que tu ne te sois mise là dans une ennuyeuse situation, ma comtesse. Si le trésor n’existe pas…

Mais il existe ! Je ne puis croire que le comte Martin ait songé à mystifier ses descendants.

Qui sait !… Et en tout cas, personne ne sait où il se trouve.

Quand Rochesauve sera à moi, je le ferai démolir de fond en comble et nous organiserons des fouilles, partout… Ah ! il devrait bien se hâter de mourir, ce vieux Rambuges ! Même si je réussis bientôt près de M. de Gesvres, il me faudra de l’argent, pour continuer à payer le silence des Bourlatte… Mais bah ! ne pensons pas à tout cela ce soir ! Ne songeons qu’à “lui”, que je vais revoir tout à l’heure.

Elle prit sur une table un éventail de plumes blanches… Comme Mavra allait lui jeter sur les épaules une longue mante de satin vert pâle garnie d’hermine, elle l’arrêta du geste.

Non, tout à l’heure… Je vais voir Yolaine, avant de partir. Je vais la faire souffrir un peu.

Elle sortit de sa chambre, traversa un corridor et entra dans la petite pièce étroite qui avait été dévolue à Yolaine.

La jeune fille brodait, assise près de son lit. Depuis quelque temps, Mme de Rambuges lui donnait de ces ouvrages de longue baleine, destinés — elle le comprenait — à servir de prétexte pour refuser de la laisser aller fréquemment chez Mme de Balde et chez Mme de Terneuil.

Je viens vous dire bonsoir, ma chère enfant.

Yolaine leva la tête, au son de la voix chantante.

Ah ! vous sortez, ma tante ?

Oui, je vais au bal de la duchesse de Mayonne. J’en avais bien peu envie, cependant… Mais Mlle de la Rochethulac, et surtout M. de Gesvres ont tellement insisté, que je n’ai pu refuser.

Elle s’avança doucement. Sa robe bruissait sur le parquet. Yolaine la regardait, avec des yeux qui se remplissaient de surprise scandalisée. La jeune femme demanda en souriant :

Comment trouvez-vous ma toilette, mignonne ?

Yolaine rougit un peu, en répondant :

Je ne croyais pas qu’une robe de bal habillât si peu.

Nadiège eut un rire railleur. Étendant la main, elle effleura, des plumes de son éventail, la joue de la jeune fille.

Ah ! petite nonne, qui s’effarouche de tout ! Vous en verrez bien d’autres dans le monde, allez, mon enfant !… Bonsoir ! Couchez-vous de bonne heure, car vous avez mauvaise mine.

Elle se pencha, et ses doigts souples et tièdes caressèrent la joue de Yolaine. La jeune fille éloigna un peu son visage, en un mouvement de répulsion qu’elle ne put réprimer.

Soyez raisonnable, ma chère petite, ne vous faites pas de tourments. Sérieuse et intelligente comme vous l’êtes, vous devez bien vite chasser de votre cœur ce souvenir trop séduisant. Oui, c’est un devoir pour vous, Yolaine… Et si la pensée que vous êtes déjà oubliée peut vous aider à atteindre ce résultat, je vous dirai que M. de Gesvres s’occupe beaucoup en ce moment d’une jeune femme charmante, qui l’adore, et dont il attend ce soir la venue avec impatience.

Un frémissement léger parcourut le visage de Yolaine. Mais ce fut d’un ton calme et froid que la jeune fille répliqua :

M. de Gesvres est libre, et ce qu’il peut faire ne m’importe en aucune façon.

Évidemment… Et je vois que vous deviendrez très vite raisonnable. Allons, bonsoir, ma chère mignonne. Tâchez de dormir, et ne rêvez pas trop.

Elle disparut, avec un bruit de soie froissée, dans un éclat d’argent.

Derrière elle demeurait son parfum, capiteux et tenace — et son venin. Yolaine, toute pâle, serrait machinalement entre ses mains crispées la toile brodée. Qu’avait-elle dit, cette femme ?… Qu’avait-elle voulu dire, surtout ? Que cachaient la perfidie de son sourire, l’éclat félin de ses yeux si brillants, ce soir ?… De qui voulait-elle parler ?

Une jeune femme charmante, qui adorait M. de Gesvres, et dont il attendait la venue avec impatience…

Le cœur de Yolaine se serra, un étouffement monta à la gorge de la jeune fille, sous la violence de l’émotion… Elle revoyait Nadiège, telle qu’elle était là tout à l’heure, avec sa séduction étrange, sa grâce perverse et la troublante caresse de ses yeux. Un jour, M. de Terneuil avait dit à sa femme, devant Yolaine :

« C’est une créature dangereuse… »

Dangereuse… Yolaine n’avait pas compris le sens de cette parole, alors ! Mais aujourd’hui, un instinct l’avertissait, l’éclairait tout à coup.

Cette jeune femme dont parlait Mme de Rambuges, c’était… ce devait être elle-même, la créature fausse et mauvaise, l’enjôleuse qui cherchait à prendre le duc de Gesvres… qui l’avait déjà pris, peut-être.

Yolaine se laissa glisser à genoux. Le front entre ses mains, elle cria en son cœur :

Oh ! pas cela !… Mon Dieu, ne permettez pas qu’elle réussisse ! Il est si noble, si bon !… Et elle !… Mon Dieu, sauvez-le de cette femme !

Elle frissonnait d’effroi et de douleur. Voici qu’elle évoquait la fière silhouette de M. de Gesvres, son beau visage au sourire charmeur, ses yeux profonds et chauds, qui prenaient tant de douceur en s’attachant sur elle. Puis elle se rappelait quelles hautes pensées occupaient l’intelligence et le cœur de ce jeune homme et en quelle estime, en quelle admiration le tenait M. de Terneuil, qui était lui-même si sérieux. Un peu d’apaisement se faisait en elle, un peu d’espoir lui venait que M. de Gesvres fût assez fort pour résister à l’ensorcelante Nadiège…

Mais elle se souvenait aussi d’une parole que Mme de Rambuges avait dite, un jour, avec son sourire d’ironie doucereuse, sur la terrasse de sa petite villa de Nice :

« Voyez-vous, ma chère mignonne, pour une femme habile, tous les hommes ne sont que des fantoches. Nous en faisons ce qu’il nous plaît, des plus sérieux eux-mêmes, pourvu que nous sachions les prendre par leur faible. »

Et Yolaine frissonnait plus fort, en pensant que la jeune femme pouvait être assez souple, assez adroite, pour trouver ce point faible chez M. de Gesvres lui-même — et qu’elle était si étrangement, si perversement jolie, ce soir !



À suivre...

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