Chapitre XIII

Chapitre XIII

Ce soir-là, Henry livra à M. de Mayonne le dernier assaut, tandis qu’ils fumaient tous deux dans le cabinet de travail où le jeune homme venait parfois tenir compagnie à son père, depuis que celui-ci avait dû renoncer en partie aux soirées passées au dehors. Le duc se défendit mollement. De plus en plus, l’influence de son fils aîné le prenait, le dominait. Sentant ses forces atteintes, il s’effrayait à la pensée de la mort, après tant de jours coupables, car la foi, les enseignements d’une jeunesse chrétienne surgissaient peu à peu des cendres dont il les avait couverts. Mais près d’Henry, sa crainte s’apaisait, et il écoutait volontiers, avec une satisfaction secrète, le jeune homme développer quelque haute pensée religieuse ou rappeler discrètement la miséricorde de Dieu à l’égard des pécheurs repentants.

Henry, en plaidant sa cause, s’était penché vers lui et appuyait ses deux mains à l’accoudoir du fauteuil, en regardant son père. Celui-ci éleva ses doigts amaigris et fit le geste de les poser sur les paupières du jeune homme.

Allons, cache ces yeux-là, ensorceleur ! Ta mère a raison : ils font faire des folies… Car c’est absolument fou, ce consentement que je te donne… que tu m’arraches…

Ne dites pas cela, mon père ! Il faut que vous me le donniez de bon cœur.

Il faut ! Eh ! mon cher, tu ne peux pourtant pas demander que je sois ravi de te voir épouser cette très jolie créature sans le sou ?

Vous devez l’être de voir votre fils heureux, si vous l’aimez.

Mais c’est bien pour cela que je consens, quand même !… Je comprends que tu es très épris, mon cher enfant…

Entre ses mains, il prit la tête de son fils et plongea son regard ému dans celui du jeune homme, en achevant à mi-voix :

Et il serait trop injuste qu’à toi, qui as su ne vouloir qu’un amour légitime, on demande ce sacrifice, pour une question d’argent.

Ses lèvres effleurèrent le front de son fils. Depuis sa toute petite enfance, Henry ne se souvenait pas d’avoir reçu de lui cette marque de tendresse. Elle l’émut profondément, non moins que les paroles qui lui révélaient un si grand changement dans les idées de son père, et qui étaient un hommage rendu à la fière dignité de sa vie, par ce père dont il avait eu l’énergie de ne pas suivre l’exemple.

Il exposa à M. de Mayonne le plan formé pour obtenir du tuteur de Yolaine que la jeune fille fût confiée à Mme de Balde, jusqu’à son mariage. Le duc l’approuva, non sans objecter :

Je crains que tu ne réussisses pas, car cette femme habile et séduisante a dû prendre une influence souveraine sur ce vieillard, infirme et solitaire.

Il ajouta en souriant, après un court silence :

Il est vrai que tu sais si bien t’emparer de la volonté des gens, toi aussi ! Celui qui m’aurait dit, il y a seulement quelques mois, que j’autoriserais pareil mariage, je l’aurais traité de dément, tout simplement… Et aujourd’hui, j’envisage cette perspective… pas avec plaisir, oh ! non ! mais enfin !…

Il frappa sur l’épaule de son fils.

Allons, Gesvres, c’est dit, elle sera ta femme !… Et, ma foi, je crois bien que je vais marier mes trois enfants en même temps. Pierre m’a appris, cet après-midi, que miss Rhul ne semblait pas voir d’un mauvais œil ses empressements.

La physionomie d’Henry s’assombrit.

Vraiment, il songerait à épouser cette étrangère ?

Il y songe même très sérieusement. Tu sais, Pierre c’est autre chose que toi ! Il lui faut de l’argent, avant toute chose. Miss Rhul a une dizaine de millions. Elle est loin d’être jolie, évidemment, son intelligence n’a rien de brillant… Mlle Faravès aurait mieux fait l’affaire, de toutes façons. Mais il est inutile d’y songer : elle ne voit que toi, ne veut que toi. Depuis que j’ai dû répondre à son oncle que tu refusais d’épouser une étrangère, elle est presque malade de chagrin. Ainsi il n’y a pas d’espoir que Pierre, qui ne te ressemble malheureusement d’aucune manière, puisse réussir près d’elle. Alors, il se rejette sur miss Rhul.

Une femme pour laquelle il n’aura jamais d’affection, et qu’il épousera uniquement afin de jouir de sa fortune !… Ce mariage ne saurait être que malheureux, mon père, et vous devriez l’empêcher.

M. de Mayonne eut un geste d’impuissance, en avouant :

Je n’ai pas d’autorité sur lui. Ce n’est pas un mauvais garçon, mais il a été libre trop jeune, et son caractère est léger, très léger. Peut-être, avec une direction plus ferme… Mais maintenant, c’est fini. Il a pris le goût du plaisir et il est trop faible pour réagir. Alors, il lui faut de l’argent… et il se marie pour en avoir.

Henry, les sourcils un peu froncés, dit dédaigneusement :

Ce n’est pas très recommandable.

Non… en effet. Mais il n’est pas le seul.

Je ne vois pas là une excuse. Un la Rochethulac doit avoir plus de souci de son honneur.

Tu devrais lui parler, Henry ! Tout en te jalousant un peu, il t’admire beaucoup et il a pour toi une affection presque respectueuse.

C’est, en effet, mon devoir de le faire, bien que je sois persuadé à l’avance de mon insuccès. Comme vous le dites, mon père, ce pauvre Pierre n’a en vue que la jouissance et ne saurait se plier à une vie sérieuse, je le crains. Plus d’une fois, après avoir écouté de bonne grâce mes observations, il m’a fait des promesses qu’il n’a jamais tenues. Il a encore perdu plusieurs milliers de francs, cette semaine ; le saviez-vous ?

M. de Mayonne inclina affirmativement la tête. Il était embarrassé pour blâmer son fils cadet, lui qui avait si longtemps mené la même vie… Henry le comprit et changea de conversation, avec son tact habituel.

M. de Gesvres avait convenu de partir le surlendemain matin pour le Jura, en automobile. Ce moyen de locomotion se trouvait être, en effet, le plus rapide, étant donné les changements de train et les longs arrêts dans les petites gares que nécessitait le trajet de Besançon au village dont dépendait Rochesauve. Henry devait descendre à Rameilles et de là se rendre chez M. de Rambuges, en compagnie de Guideuil qu’il voulait avoir comme témoin, au cas où quelque accueil louche lui serait réservé.

Dans l’après-midi, la veille de son départ, il se rendit chez Mme de Balde pour lui faire part de son désir d’épouser Yolaine et lui apprendre le but de son voyage. La vieille dame, à la fois ravie et inquiète, déclara :

Vous aviez vraiment bien deviné cette femme, mon cher Henry ! Et moi je n’étais qu’une sotte, de me laisser prendre à ses chatteries. Croiriez-vous que voici huit jours que je n’ai vu Yolaine ? Pauvre chérie ! Vous aurez là une femme délicieuse, au moral comme au physique — et vous la méritez bien, mon cher enfant. Mais je voudrais la voir hors des mains de cette créature ! Vous m’avez effrayée pour elle, Henry. Pourvu que Mme de Rambuges ne cherche pas à se venger !

M. de Gesvres s’efforça de la rassurer. Lui-même ne l’était cependant guère au fond. Très soucieux, il remonta dans sa voiture, en donnant l’ordre de le conduire à l’hôtel de Terneuil. Mais l’automobile venait à peine de démarrer qu’il aperçut Jacques arrivant d’un pas hâtif et faisant signe au chauffeur d’arrêter.

Henry se pencha, tout en ouvrant la portière.

Qu’y a-t-il ?

Sans répondre, M. de Terneuil sauta dans la voiture. Il demanda :

Nous allons chez toi ?

Oui, si tu veux… Je rentre, Félix.

Et, se tournant vers son ami, Henry interrogea vivement :

Voyons, dis-moi ?…

Tout à l’heure, ma femme a envoyé demander si Mlle de Rambuges pourrait venir faire de la musique avec elle ce soir. À l’appartement du troisième, personne ne vient ouvrir à la sonnerie répétée du domestique. Celui-ci descend, s’informe près du concierge, qui lui apprend que ces dames sont parties précipitamment hier soir, à cause d’un parent très malade.

Henry dit sourdement :

Ah ! la misérable ! Elle a deviné quelque chose… Et puis, hier, je l’ai si bien remise à sa place ! Elle veut se venger. Ma pauvre Yolaine !

Penses-tu qu’elles soient vraiment à la Sylve-Noire ?

Je l’espère ! Sans cela, où les chercherais-je ?… Car, naturellement, cette femme empêchera Mlle de Rambuges d’écrire.

C’est certain… Mais peut-être l’aggravation de l’état du vieil oncle est-elle réelle ?

Cela, je le saurai demain. Car plus que jamais je pars !… Et même je pars à l’aube, pour me trouver là-bas dans l’après-midi. Je n’ai pas de temps à perdre, maintenant que Mlle de Rambuges est pour ainsi dire à la discrétion de sa tante !

* * *

Un vif soleil de printemps éclairait le château de Rameilles et son vieux parc, quand M. de Gesvres descendit d’automobile dans la cour où l’attendait Guideuil, prévenu par un télégramme de M. de Terneuil. Tout aussitôt, Henry emmena le vieux garde dans le cabinet de son ami et lui confia le but de son voyage… Guideuil écoutait avec une attention respectueuse. Quand le jeune homme, en terminant, lui demanda : “Puis-je compter sur vous pour m’accompagner à Rochesauve ?” le garde répondit sans hésiter :

Oh ! bien sûr, je suis tout aux ordres de monsieur le duc ! Mais pour nous recevoir… ça, je ne dis pas qu’on nous recevra !

Il “faudra” qu’on nous reçoive. Voici trop longtemps que personne du pays ne l’a vu, ce M. de Rambuges. On ferme sa porte à tous, y compris prêtre et médecin. Eh bien, moi, le fiancé de sa petite-nièce, je veux m’assurer qu’il existe.

Guideuil eut un hochement de tête approbateur.

Il en serait temps en effet, monsieur le duc. J’ai toujours eu l’idée que la sorcière aux yeux verts faisait là quelque vilaine manœuvre, pour nuire à la jolie demoiselle. Et ça se répète aussi depuis quelque temps, dans le pays. Monsieur le duc peut donc être assuré que tout le monde sera pour lui, s’il veut voir clair dans cette histoire louche.

N’avez-vous pas entendu dire que Mme de Rambuges était revenue depuis hier à la Sylve-Noire ?

Que si ! Le boulanger me l’a appris ce matin.

Mlle de Rambuges était-elle avec elle ?

Ça, je ne sais pas, monsieur le duc. Mais je pourrai facilement m’en informer à la gare.

Un quart d’heure plus tard, les deux hommes se dirigeaient vers Rochesauve. Henry restait silencieux. Il songeait à Yolaine, si proche peut-être, inquiète sans doute, et qui pensait à lui. Il se disait avec angoisse :

« Cette créature, dans sa fureur jalouse, n’irait-elle pas jusqu’au crime ? »

Près de lui, Guideuil marchait d’un pas encore alerte. Du coin de l’œil, de temps à autre, il regardait le beau visage pensif et pensait avec satisfaction :

« Tout de même, il lui a échappé, celui-là ! Ah ! que c’est bien fait, maudite chatte ! »

Le soleil déclinait, commençait de disparaître derrière les hauteurs couvertes de sapins. Des senteurs résineuses parfumaient l’air, qui fraîchissait. Henry et son guide avaient quitté la combe au bord de laquelle se dressait Rameilles, et ils gravissaient maintenant une sente rocailleuse, entre des rocs gris veinés de rouge. C’était le raccourci conduisant au village de Rochesauve. À un moment, il surplombait la combe. Guideuil se pencha tout à coup vers Henry qui marchait devant lui, et murmura :

Voilà Bourlatte qui s’en va à la Sylve-Noire, sans doute… Là-bas, dans le sentier qui monte vers la forêt…

Oui, je vois… Tant mieux, nous n’aurons affaire qu’à la femme. L’étroit chemin tournait, les deux hommes perdirent bientôt de vue la longue silhouette du domestique de M. de Rambuges. Ils continuèrent la montée, entre les rocs gris. Cinq minutes plus tard, ils débouchaient en face de Rochesauve.

La vieille demeure avait toujours son aspect lugubre, même dans ce clair couchant de printemps.

Aucun bruit ne s’en échappait. La porte était close, au-delà du pont de pierre… Quand Henry tira la sonnette rouillée, un son grêle retentit et se perdit dans un long silence. Puis il y eut un frôlement léger, une clef tourna dans la serrure et le vantail s’entrebâilla, laissant apparaître un visage de femme, pâle et tranquille. Deux yeux clairs se posèrent sur M. de Gesvres et Guideuil, tandis que le premier demandait :

Puis-je voir M. de Rambuges ?

Paisiblement, la femme répondit :

M. le comte ne reçoit personne ; il est très malade.

Il faut cependant que je le voie. Portez-lui ma carte, dites-lui que je suis le fiancé de sa petite-nièce, et que je tiens “absolument” à ce qu’il me reçoive, ne fût-ce qu’un instant.

La femme prit la carte qu’Henry lui tendait… Dans ses yeux, une lueur passait. Son pâle visage frémit, tandis qu’elle murmurait :

Ah ! c’est le Ciel qui vous envoie !… en ce moment !

Et elle ouvrit tout grand le vantail, en ajoutant :

Entrez, monsieur.

Henry, stupéfait d’une si facile victoire, obéit à l’invitation, et Guideuil, non moins ahuri, le suivit. Derrière la femme — Mme Bourlatte, comme l’apprit à mi-voix le garde à M. de Gesvres — ils traversèrent la cour envahie par l’herbe, montèrent trois marches de pierre branlantes, entrèrent dans un vestibule délabré, qui sentait le moisi. Alors, Mme Bourlatte s’arrêta et se tourna vers eux.

Je vais conduire monsieur le duc près de M. de Rambuges. Mais auparavant, il faut que je lui explique certaines choses… à lui seul. S’il veut bien venir ici ?…

Elle ouvrit une porte et s’effaça pour laisser entrer Henry dans une salle à manger ornée de beaux meubles anciens, où une odeur de renfermé saisit le jeune homme à la gorge. Très vite, mais d’une voix nette, elle expliqua :

Je n’ai pas de temps à perdre. Mon mari est à la Sylve-Noire et il va ramener Mme de Rambuges. Il faut que monsieur le duc ait vu M. le comte avant. Son état s’est subitement aggravé tout à l’heure, il est mourant, là-haut…

Elle leva le doigt vers le plafond.

… Mais il a encore sa connaissance. Si “l’autre” n’est pas là, il aura peut-être un bon mouvement, et il refera son testament.

Il l’a fait en faveur de Mme de Rambuges ?

Oui, monsieur ! Pensez, il dépouille sa petite-nièce pour elle ! Et il ne faut pas !… Ah ! il ne faut pas ! Si vous saviez !… Mais pourvu qu’il vous écoute !… Et la demoiselle va venir aussi. J’ai dit à mon fils, qui est domestique à la Sylve-Noire : “Quand ton père ira prévenir la dame que M. le comte est au plus mal, toi, aussitôt qu’ils seront partis, tu amèneras Mlle Yolaine, parce qu’il faut qu’elle soit là, aux derniers moments de son oncle, et le nous essayions de lui faire ravoir son bien.” Car nous ne sommes pas pour Mme de Rambuges, nous deux, monsieur le duc. Il n’y a que Bourlatte, qui s’est laissé ensorceler, comme le pauvre monsieur. Mais nous, non, non ! Cependant nous ne disions rien, nous restions là comme témoins, en ayant l’air de faire son jeu. M. le comte ne voyait que par elle. Dès que j’essayais un mot contre, c’était une colère ! Alors, je me taisais. Monsieur, cette femme a entortillé M. de Rambuges, elle a réussi à lui faire écrire son testament en sa faveur, elle a desservi près de lui Mlle Yolaine. Pas une lettre n’était remise directement à M. le comte. Bourlatte les envoyait à la comtesse et elle jugeait si on devait les donner ou non au pauvre monsieur. De même, défense de recevoir quiconque. Et le domestique russe était toujours à rôder par ici, pour nous espionner, sans doute. Mais ils ne se doutaient pas que Savinien les surveillait, là-bas, et qu’il sait bien des choses…

Elle parlait avec calme. Mais son regard brillait de satisfaction. C’était une petite femme maigre, paisible, proprement vêtue. Elle ne faisait pas de gestes en parlant et semblait à peine émue. Henry demanda :

Mais alors, c’était en quelque sorte une séquestration, et Mme de Rambuges devait cependant se douter que le cas était grave pour elle !

Sans doute, monsieur le duc. Mais c’est une femme à ne rien craindre. Elle nous avait promis une grosse somme et pensait nous tenir avec cela. Par rapport à la demoiselle, elle se disait, je suppose : “Elle n’a plus de parents et n’aura pas l’idée d’aller regarder là-dessous.” Enfin, toujours est-il qu’elle s’est fait donner par testament Rochesauve et la moitié de la petite fortune de M. le comte… Maintenant, monsieur le duc en sait assez pour agir. Veut-il venir ?

Je vous suis.

Ils sortirent dans le vestibule, où attendait Guideuil. Sur un signe de M. de Gesvres, le garde monta aussi l’escalier de pierre noire et usée mais s’arrêta sur le palier, tandis que Mme Bourlatte introduisait Henry dans la chambre du malade.

C’était une grande pièce à trois fenêtres, que la tombée du jour assombrissait. Dans le lit à colonnes se trouvait étendu un vieillard au mince visage blêmi. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappait un souffle court, un peu rauque. M. de Gesvres s’arrêta sur le seuil pour le regarder… Et il demanda tout bas à la femme :

Ainsi, on n’a pas appelé le prêtre, ni le médecin ?

Personne, monsieur. “Elle” lui a persuadé que tous les médecins ne valaient rien, et lui a donné l’horreur de la religion. Alors, il a défendu de laisser entrer le curé et le docteur.

Henry revint sur le palier, donna à voix basse un ordre à Guideuil. Puis il rentra dans la chambre et s’avança jusqu’au lit.

Des yeux ternis, mais encore lucides, se posèrent sur lui, exprimèrent la stupéfaction, puis la colère. Une voix faible demanda :

Qui êtes-vous ?

Henry de la Rochethulac, duc de Gesvres, le fiancé de votre petite-nièce Yolaine.

Le vieillard balbutia :

Le fiancé de…

Henry se pencha et lui prit la main.

Écoutez-moi, monsieur. Vous avez été victime l’une intrigante, qui a éloigné de vous votre seule parente, une enfant charmante dont l’affection aurait la joie de votre vieillesse…

Que venez-vous me dire ? Nadiège est un ange… et ma petite-nièce est fausse et mauvaise.

Ah ! voici donc l’odieuse tromperie ! Eh bien ! je vais vous dire, moi, ce qu’elle vaut, votre Nadiège !

Et de sa voix nette, avec la concision dont il était coutumier, Henry dévoila Mme de Rambuges au mourant qui l’écoutait, incrédule et irrité d’abord, essayant de l’interrompre par des mots balbutiés, des gestes de protestation, puis peu à peu plus attentif, visiblement hésitant devant l’assurance de cet étranger au fier et loyal regard, qui disait sans ambages :

La veuve du comte Guillaume est une dangereuse aventurière, dont vous avez été la dupe. Elle fait léguer par vous ce qui doit revenir à votre petite-nièce, ce qui est bien de famille. Elle vous a empêché de connaître cette même petite-nièce. Elle avait fermé la porte à tous ceux qui auraient pu la gêner dans son dessein… Eh bien ! monsieur, l’heure venue d’échapper à cette influence mauvaise. Souvenez-vous de l’affection que vous avez eue pour votre neveu Bernard, réparez l’injustice commise l’instigation de cette femme. Monsieur de Rambuges, ordonnez que Yolaine soit amenée ici, et reconnaissez en elle la légitime héritière de Rochesauve.

Peu à peu, la voix d’Henry s’était élevée, prenait des inflexions plus ardentes, devenait presque impérative… Et le vieillard ne se révoltait plus. Ses yeux étonnés, adoucis, ne quittaient pas ceux du jeune homme, il murmura :

Oh ! si c’était vrai !… Si elle m’avait trompé comme cela !

Je vous affirme, sur tout ce que j’ai de plus sacré, que cette femme est une misérable, qui a fait de vous et de Mlle Yolaine ses victimes.

L’accent énergique d’Henry eut raison des dernières hésitations du vieillard. Celui-ci, du geste, appela Mme Bourlatte, qui guettait près de la porte.

De quoi écrire, Céline…

Le côté gauche du corps, seul, avait été gagné par la paralysie, qui ce soir menaçait le cœur. Aidé par Henry et la servante, M. de Rambuges réussit à tracer péniblement ces mots :

« Je lègue tout ce que je possède à ma petite-nièce nièce Yolaine de Rambuges. »

Quand il eut signé et daté, Henry plia le papier et l’enferma dans son portefeuille… Comme il glissait celui-ci dans sa poche, Mme Bourlatte murmura :

La voilà !

Il y eut dans l’escalier un bruit léger, un frôlement de soie et, sur le seuil de la chambre, Nadiège parut, vêtue de blanc, une écharpe de dentelle jetée sur ses cheveux. Elle s’immobilisa à la vue de M. de Gesvres, qui la regardait sans la saluer.

Vous, ici !… Vous !

Elle bégayait presque, dans sa stupéfaction.

Henry dit froidement :

J’ai au moins autant que vous le droit d’y être, il me semble, madame, comme futur petit-neveu de M. de Rambuges !

Ces mots rendirent à Nadiège sa présence d’esprit Elle s’avança, en attachant sur le jeune homme ses yeux brillants de colère.

Ah ! c’est en qualité de fiancé de Yolaine que vous êtes ici ? Cette aimable cachottière ne m’avait pas appris un événement si important pour elle, cependant… Mes compliments !

Elle devenait blême, et se raidissait visiblement sous le coup qu’était pour elle, en ce moment, la présence de M. de Gesvres près du lit de ce mourant.

… Et vous venez demander le consentement de M. de Rambuges ? Permettez-moi de vous dire qu’en l’état où se trouve mon pauvre oncle, il eût été charitable de ne pas le troubler, pour ce motif. Une lettre aurait suffi…

Une lettre qui aurait été supprimée par vous ou vos complices ? Non, madame, je tenais absolument à voir M. de Rambuges — et je l’ai vu. Je sais maintenant ce qu’il m’importait de connaître. Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous demande de quitter cette demeure, où Mlle de Rambuges seule a le droit de se trouver près de son oncle.

Vous me demandez… ? Ah ! en vérité !

Elle fit un mouvement pour s’approcher du lit de M. de Rambuges. Mais Henry se plaça devant elle.

Non, laissez en paix ce malheureux que vous avez, par vos mensonges, tenu éloigné de sa seule parente, et détaché de sa religion. Il ne vous écouterait plus maintenant, d’ailleurs, car il voit clair dans vos perfidies.

Le blanc visage se convulsa, des lueurs mauvaises passèrent dans les yeux troubles. Nadiège dit sourdement :

Vous avez déjà travaillé contre moi ? Mais je ne suis pas vaincue… non, non !

M. de Rambuges avait suivi d’un regard lucide cette courte petite scène. Sa voix s’éleva tout à coup, tremblante, mais distincte…

Laissez-moi, Nadiège… Je comprends bien maintenant que vous m’avez trompé. Allez, allez… et qu’on m’amène ma petite-nièce.

Une sorte d’exclamation rauque s’échappa des lèvres de Nadiège. La jeune femme étendit la main et saisit le bras d’Henry.

Ah ! vous êtes habile, vous !… Aussi habile que moi ! En si peu de temps, vous m’avez pris la volonté débile de ce vieillard ! Ensorceleur ! Ensorceleur ! Mais je ne m’avoue pas encore vaincue !

Ses doigts s’enfonçaient dans le bras d’Henry, comme des griffes. Le jeune homme dit avec répulsion :

Laissez-moi !… Lâchez-moi !

Comme elle le serrait plus fort, il fit un mouvement violent, qui le dégagea. Nadiège chancela et se retint à une table qui se trouvait là. Dans l’ombre du crépuscule, M. de Gesvres vit luire ses petites dents de félin, entre les lèvres qu’un rictus soulevait. Elle appela :

Bourlatte !… Bourlatte ! Venez m’aider à chasser cet étranger, qui a osé s’introduire ici…

Henry dit avec une hauteur méprisante :

Croyez-vous donc, madame, que je me laisse chasser ainsi ? L’étrangère, l’usurpatrice, c’est vous, et M. de Rambuges vient de vous donner l’ordre de partir.

Nadiège s’appuyait à la table, et elle redressait sa petite taille en attachant sur M. de Gesvres un regard de défi. Mme Bourlatte, qui était restée près de la porte, en observation, dit de sa voix tranquille :

Voici Mlle de Rambuges.

Nadiège se détourna brusquement.

Yolaine ?… Comment ? Qui lui a dit ?…

Du même ton paisible, la femme répondit :

M. le comte a demandé Mademoiselle.

Sur le seuil, Yolaine venait de s’arrêter. Son visage très pâle, ému et un peu effrayé, s’éclaira tout à coup à la vue d’Henry. Elle vint à lui, les deux mains tendues…

Oh ! monsieur… monsieur !

Il les prit, les serra fortement Puis il fit avancer la jeune fille près du lit

Monsieur de Rambuges, voici votre petite-nièce, celle qu’on ne vous a pas permis de connaître.

Tremblante d’émotion, Yolaine se penchait vers le vieillard. Celui-ci la considéra un moment et balbutia :

Elle a les yeux de Bernard.

Une de ses mains se leva péniblement, caressa la joue de la jeune fille. Alors Yolaine, doucement, posa ses lèvres sur le front ridé.

M. de Rambuges dit tout bas :

Pauvre petite !… On nous a trompés, vois-tu…

Nadiège se détourna d’un brusque mouvement et marcha vers la porte. Son joli visage menu, convulsé par la fureur, était méconnaissable. Elle s’arrêta près de Mme Bourlatte et de Savinien, entrés derrière Yolaine.

C’est vous qui avez introduit ici cet étranger ?… et c’est toi, Savinien, qui as amené Mlle Yolaine ?

Savinien, qui conservait sa physionomie calme et fermée, inclina affirmativement la tête, tandis que sa mère répondait avec tranquillité :

C’est moi.

Ainsi, vous me trahissiez ?

Nous ne voulions pas que Rochesauve fût à vous, aux dépens de Mlle de Rambuges. Un ricanement s’échappa des lèvres de Nadiège.

Qu’est-ce que cela pouvait vous faire, pourvu qu’on vous paye ?

Ça me fait, madame, que mon père a été toute sa vie au service de la famille de Rambuges, que moi je n’ai jamais quitté ce château et que j’aurais été trop malheureuse s’il était passé entre les mains d’une étrangère. Au cas où le pauvre monsieur n’aurait pas pu ou voulu refaire son testament, j’aurais été devant la justice, après sa mort, pour dire tout ce que je savais sur la manière dont vous avez pris sa confiance et essayé d’acheter notre complicité. Bourlatte vous a servie fidèlement, lui, parce qu’il aime l’argent ; mais Savinien et moi, madame, nous n’avons jamais cessé de vous surveiller et de guetter le moment où nous pourrions faire rendre justice à la fille de M. Bernard.

Il y eut un bruissement de soie, puis un léger bruit de pas. Nadiège sortait de la chambre, s’engageait dans l’escalier.

Henry se pencha vers Yolaine et lui dit à l’oreille :

Je vais revenir… Mais il faut que je m’assure du départ de cette femme.

Il descendit à son tour. Dans le vestibule, Nadiège appelait à mi-voix :

Bourlatte !… Bourlatte !

Le domestique sortit d’une pièce voisine. Nadiège dit sourdement.

Vous ne m’avez donc pas entendu, tout à l’heure ?

Mais non, madame !

Et comment avez-vous laissé entrer Mlle de Rambuges, amenée par votre fils ?

L’homme répéta d’un air ahuri :

Mlle de Rambuges ?… amenée par mon fils ?

Eh oui, idiot ! Ne les avez-vous pas vus entrer ?

Mais non, madame ! J’étais ici, cependant… Ils seront passés par la petite porte… Alors, Savinien a…

Nadiège siffla entre ses dents serrées :

Votre femme et votre fils sont des traîtres. Pendant que vous veniez me chercher, Céline faisait entrer le fiancé de Mlle Yolaine… Et maintenant, tout est fini ! Le vieux est entre leurs mains… Vous pouvez filer, Bourlatte, car votre compte sera bon, comme complice.

Bourlatte balbutia :

Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas possible !

De l’ombre de l’escalier surgit la haute silhouette d’Henry.

Allons, sortez, madame, laissez cet homme, avec lequel je m’expliquerai plus tard. Mais auparavant, écoutez ceci : nous ne vous poursuivrons pas, à condition que vous disparaissiez de ce pays, dès demain, et que nous n’entendions plus parler de vous. Autrement, vous savez de quoi nous pouvons vous accuser. Par égard pour le nom que vous portez, nous nous tairons si vous ne cherchez pas à nuire, en aucune façon, à Mlle de Rambuges.

Nadiège s’était détournée. Dans son blanc visage, les yeux avaient un éclat de fièvre. Elle dit d’une voix étouffée :

C’est trop doux, la vengeance ! Je ne veux pas y renoncer !

À votre aise ! Si vous n’êtes pas partie demain à midi, je dépose ma plainte au parquet.

Elle ne répliqua rien. Ses yeux troubles et passionnés s’attachaient à ceux d’Henry. Le jeune homme se recula un peu, avec un geste de hautain mépris.

Faites sortir madame, je vous prie, Bourlatte.

L’homme hésita… Son regard allait de Mme de Rambuges à Henry. Celui-ci dit impérativement :

Allons, m’avez-vous entendu ? Ouvrez la porte.

Cette fois, Bourlatte obéit. Nadiège laissa échapper un rire sourd, en ramenant autour de sa tête l’écharpe de dentelle.

Oui, c’est cela, mon garçon, soumettez-vous au nouvel état de choses. Le maître, maintenant, le voici. Moi, je ne suis plus que la vaincue ; alors, on peut me tourner le dos — et me mettre à la porte.

Elle leva de nouveau les yeux sur Henry, en ajoutant d’une voix plus basse :

Adieu, monsieur le duc de Gesvres. Vous êtes trop fort pour moi. Comment ai-je eu le malheur d’aimer le seul homme au monde, peut-être, capable de me résister ?

Elle se détourna et se dirigea vers la porte. Lentement, elle sortit. Bourlatte referma derrière elle. Puis il demanda à Henry, d’un air soumis :

Et si elle revient, monsieur ?

Vous ne la recevrez pas. Rochesauve est à jamais fermé pour elle, maintenant.

Henry se tut un instant, en enveloppant d’un coup d’œil rapide l’homme qui se tenait debout devant lui dans une attitude humble et inquiète. Puis il reprit :

Je ne vous dénoncerai pas à la justice, à la condition que vous cessiez tout rapport avec habitant de la Sylve-Noire, et que vous n’obéissiez plus qu’à Mlle de Rambuges et à moi.

Oh ! certainement, monsieur, c’est tout mon désir !… Cette femme nous avait entortillés, mais je ne demande pas mieux… Je ferai ce que monsieur voudra…

Tout à l’heure, le garde du marquis de Terneuil va ramener le médecin et le prêtre. Vous viendrez me prévenir, à ce moment.

Oui, monsieur.

Henry, cela réglé, alla rejoindre Yolaine. Il la trouva assise près du lit, sa main serrée dans celle du vieillard. D’une voix que la paralysie envahissante alourdissait, M. de Rambuges murmura :

Mettez-vous là, près d’elle… que je vous voie… Tous les deux…

Henry obéit, en échangeant un coup d’œil avec sa fiancée. Tous deux s’étaient compris. Avec les paroles persuasives que leur inspirait leur foi profonde ils commencèrent de préparer le mourant à la venue du prêtre… Devant la mort si proche, M. de Rambuges oubliait les perfides insinuations de Nadiège, pour retrouver les croyances de sa jeunesse. Quand le curé arriva, il l’accueillit par un regard de joie et lorsque, qu’un peu après, les deux jeunes gens revinrent près de lui, il leur dit :

Merci… Sans vous, je ne pouvais pas. Maintenant je suis heureux.

Ce furent presque ses dernières paroles. La paralysie, peu après, le contraignait au silence. Il mourut vers minuit, assisté jusqu’à la fin par M. de Gesvres et Yolaine. Henry l’ensevelit avec l’aide de Céline Bourlatte. Puis, après avoir fait promettre à sa fiancée de se reposer un peu, il quitta Rochesauve pour regagner Rameilles en compagnie de Guideuil, qui pensait avec la plus vive satisfaction :

« Eh ! tout de même, il en a eu raison, de cette maudite sorcière ! »



À suivre...

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