Chapitre VIII

Chapitre VIII

Lans le taxi auto qui emmenait les deux femmes, Nadiège se pelotonnait, selon sa coutume, en ramenant sa fourrure autour d’elle. Son regard se glissait vers Yolaine, s’attachait à cette jeune créature qui lui semblait aujourd’hui tout autre que celle dont Mavra avait dit, quelque temps auparavant :

« Elle n’est qu’une pauvre innocente, qui ouvre à peine les yeux à la vie. »

Nadiège avait tacitement approuvé l’ancienne nourrice, alors. Si jolie que fût Yolaine, il lui semblait impossible qu’elle pût être une rivale pour elle, la femme rompue à toutes les séductions, et si sûre de son pouvoir… Mais elle s’apercevait aujourd’hui combien elle s’était lourdement trompée. La beauté de Yolaine, sans rien perdre de son charme pur et délicat, venait de s’épanouir, presque subitement, lui semblait-il. Et son regard devenait plus attirant, plus profond, comme si le reflet d’un mystère nouveau s’y fût répandu. Ainsi, elle était admirablement belle — plus belle que ne l’avait jamais été Nadiège, et tout enveloppée de la grâce de sa jeunesse, de son âme sans ombre.

Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’œillet blanc attaché à sa jaquette. Elle l’avait reçu des mains de M. de Gesvres, en échange d’un billet de cent francs. Et elle pouvait voir, là, à côté d’elle, tranchant harmonieusement sur le velours noir du costume, la rose offerte par le jeune homme à Yolaine — pour rien, et peut-être accompagnée d’un tendre regard.

En un lent et souple mouvement, Nadiège se pencha vers sa nièce.

Qui donc vous a donné cette rose, ma chère petite ?

M. de Gesvres, ma tante, dans le jardin d’hiver.

M. de Gesvres ?… Je m’en doutais un peu. Mais, mon enfant, je dois vous faire entendre la voix de l’expérience…

Cette voix était douce, mesurée, enveloppante. Et, en un geste de caresse, Nadiège posait sa main — sa fine patte de velours — sur les doigts gantés de Yolaine.

… Vous n’êtes pas au courant des embûches de la vie, et c’est à moi de vous en prévenir, puisque votre pauvre oncle m’a donné tous droits de conseil et de surveillance à votre égard. Or, j’ai cru m’apercevoir que M. de Gesvres était… un peu trop empressé près de vous.

Une vive teinte pourpre monta au visage de Yolaine, et les grands yeux s’emplirent d’émoi sous le voile de leurs cils.

Nadiège continuait, de plus en plus douce :

D’autres, je le sais, l’ont remarqué aussi. Or, il faudrait prendre garde à votre réputation, ma mignonne, et surtout… surtout au repos de votre cœur. M. de Gesvres est un charmeur. S’il lui plaît de se faire aimer de vous, il y arrivera, bien facilement. D’autres, qui n’avaient pas votre ingénuité, votre confiance, l’ont adoré, l’adorent encore — certaines dans les larmes, dans le désespoir de ses dédains. Il se peut qu’il vous trouve jolie, qu’il prenne plaisir à votre naïf amour, — car les hommes aiment tous les encens. Il s’amusera quelque temps à ce flirt, et puis…

Yolaine se redressa, toute frémissante.

Cela, non, je ne le crois pas ! Il est trop loyal, et trop profondément chrétien, pour agir comme vous le dites !

Un sourire passa entre les lèvres de Nadiège.

Ah ! enfant ! enfant ! Les hommes sont tous les mêmes, allez ! Je les connais mieux que vous. Un joli visage les captive un instant ; puis l’ambition les porte d’un autre côté… Le duc de Gesvres flirtera volontiers avec vous, mais il ne vous épousera jamais, car vous êtes pauvre, Yolaine. Et il lui faut une femme très riche. C’est son désir, c’est celui de ses parents. Vous avez pu voir quel train de vie est le leur. Une énorme fortune est nécessaire pour le soutenir, et M. de Mayonne a fortement écorné la sienne, assure-t-on. M. de Gesvres devra la rétablir. C’est son devoir d’aîné, et il paraît fort décidé à le remplir. De plus, ses qualités personnelles, le prestige nouveau que son magnifique talent va donner à son nom déjà illustre, autorisent chez lui de très grandes ambitions… Et on le dit fort orgueilleux. Ce n’est donc pas cet homme qui songerait à choisir pour femme une jeune fille obscure et pauvre — même si elle lui plaisait quelque peu.

Maintenant, ses doigts caressaient la main de sa nièce. Mais Yolaine la retira aussitôt. Et ses yeux se détournèrent du regard félinement doux, qui glissait sous les paupières mates et blanches.

Je n’ai jamais porté jusque-là mes imaginations, je vous l’assure, ma tante ! Aussi bien que vous, je sais que M. de Gesvres est fort au-dessus de moi. Soyez donc assurée que je ne me suis pas fait d’illusions à ce sujet, et que vous avez tort de vous alarmer pour moi.

Elle reprenait toute sa présence d’esprit et parlait froidement, d’une voix ferme qui se nuança d’un peu d’ironie, à la dernière phase.

Nadiège avait déjà eu parfois le soupçon de l’énergie, de la fière dignité que recelait l’âme de cette enfant. Aujourd’hui, elle la voyait s’affirmer, cette force cachée qui, le premier émoi passé, donnait à Yolaine le courage de paraître calme, sans souffrance, alors que les paroles de sa tante venaient de révéler à son inexpérience la nature du sentiment si profond, ardent et tendre à la fois, qui l’attirait vers M. de Gesvres, en même temps que se dévoilaient à ses yeux les obstacles dressés devant cet amour.

De ce courage, Nadiège s’irrita secrètement. Cette Yolaine aimée d’Henry, elle eût voulu la voir désolée, pantelante, humiliée. Certes, elle savait que la jeune fille souffrait, qu’elle allait souffrir des jours, des nuits, maintenant. Mais elle souhaitait jouir de cette souffrance, voir des larmes dans ces yeux magnifiques que M. de Gesvres avait considérés avec complaisance, et auxquels il avait accordé la caresse de son regard.

Doucement, elle leva la main et effleura du bout des doigts la rosé jaune.

Ceci a dû paraître à tous significatif de l’attention que vous accordait M. de Gesvres. De la part d’un homme aussi en vue, c’est un peu compromettant pour vous, ma petite Yolaine. Je crois qu’il vaudrait mieux, pendant quelque temps, vous abstenir de paraître là où vous pourriez le rencontrer.

Elle guettait un frémissement sur le visage de la jeune fille. Mais Yolaine semblait devenue impassible. Elle répliqua du même ton froid que tout à l’heure :

Vous voulez dire sans doute que je devrais cesser de voir Mme de Terneuil ? Ce serait peut-être difficile. Mais je puis, sous un prétexte que je tâcherai de trouver, m’y rendre au début de l’après-midi. M. de Gesvres n’y vient jamais à cette heure-là.

Oui, c’est cela… Vous êtes très raisonnable, Yolaine.

Elle glissait vers la jeune fille un regard méfiant. Se pouvait-il qu’aimant M. de Gesvres, elle acceptât si facilement de ne plus le voir ?… Il y avait sans doute quelque manœuvre là-dessous. Mais elle se trompait, cette petite fille naïve, si elle croyait que Nadiège allait tomber dans ce piège ! L’espionnage n’a pas été inventé pour rien, et Mavra avait de remarquables dispositions pour ce genre de surveillance.

Les doigts fins continuaient de caresser doucement la rose. Puis ils glissèrent vers la tige, l’enlevèrent de la jaquette. Et Nadiège dit avec un sourire suave :

Je confisque cela, chère mignonne. Ce serait un souvenir trop précis de celui que vous êtes résolue à oublier.

D’un geste instinctif, Yolaine étendit la main pour reprendre la fleur, que Nadiège mit prestement derrière son dos. Une fugitive indignation faisait étinceler les yeux bleus et trembler la voix qui disait :

Rendez-la-moi !

Non, chère enfant. J’accomplis là un devoir. Croyez-moi, vous me remercierez un jour de vous avoir aidée à oublier un peu plus vite ce trop galant jeune duc.

Déjà, Yolaine s’était ressaisie. Son regard devenait calme et un pli de dédain se formait au coin de sa bouche.

La voiture s’arrêtait à ce moment devant le logis de Mme de Rambuges. Les deux femmes montèrent en silence. Mavra leur ouvrit, et s’empressa aussitôt près de sa maîtresse, tandis que Yolaine gagnait sa chambre. Soigneusement, la jeune fille ferma la porte, puis elle se laissa tomber sur un siège en murmurant :

Ah ! enfin, je suis seule !

Elle mit son visage entre ses mains et frissonna longuement. Cette femme l’avait atteinte en plein cœur. Et il lui semblait que ce pauvre cœur palpitant l’étouffait… “On” venait, si brutalement sous une apparente douceur, de lever le voile qui lui cachait son propre secret — son secret magnifique et fou !

Oui, complètement fou ! Sur ce point, Mme de Rambuges avait raison. Le duc de Gesvres ne pouvait songer à épouser une jeune fille pauvre comme elle.

Yolaine avait encore devant les yeux les splendeurs de cet hôtel de Mayonne, dont l’aîné serait le maître un jour. Elle revoyait M. de Gesvres, entouré, recherché par les plus hautes personnalités, visiblement accoutumé à toutes les recherches du luxe, ayant sans doute les goûts fastueux du grand seigneur dont il était, extérieurement, une si parfaite incarnation… Ainsi qu’elle l’avait dit sincèrement à Mme de Rambuges, jamais elle n’avait pensé qu’un homme tel que celui-là pût arrêter son choix sur elle ! Mais elle avait subi sans qu’elle s’en rendît compte le charme puissant qui émanait de lui — charme physique, charme moral aussi. Et elle comprenait aujourd’hui quel nom il fallait donner à ce sentiment, né en elle dès le premier jour où son regard avait rencontré celui d’Henry, respectueux et intéressé, là-bas, à la Sylve-Noire.

L’amour !… Son visage s’empourprait, entre ses mains tremblantes. Elle n’en avait jamais entendu parler, chez la chanoinesse. Ce mot n’avait pas eu grande signification pour elle, jusqu’à l’époque où elle était venue chez Mme de Rambuges. Pendant son séjour à Nice, celle-ci laissait à l’écart la jeune fille. Mais aux repas, elle narrait avec des mines de chatte qui se délecte les scandales de toutes les villes de plaisir échelonnées sur la côte, en se divertissant à sa manière discrète de la rougeur, de la gêne de Yolaine.

C’est la vie, ma chère petite, c’est l’amour, disait-elle en souriant. Il faut sortir de votre tour d’ivoire, petite couventine, il faut apprendre à connaître le monde.

Mais l’âme pure de Yolaine ne s’était pas ouverte à l’influence perverse. L’amour, tel que le lui représentait Mme de Rambuges, ne lui inspirait que terreur et mépris. Elle comprenait seulement aujourd’hui qu’il en est un autre, noble et permis, qui seul mérite ce nom ainsi profané.

Permis… Non, hélas ! pour elle ! Son cœur s’était égaré trop loin, trop haut…

C’est qu’“il” lui témoignait tant de bonté ! Aujourd’hui encore, il s’était montré charmant… Et comme il l’avait regardée, dans le jardin d’hiver ! Quelle chaude lumière éclairait ces yeux auxquels, si souvent, elle pensait, depuis quelque temps !

Yolaine frémit un peu.

Elle lui plaisait peut-être, avait dit Mme de Rambuges… Est-ce qu’il… l’aimerait ?

Pendant un moment, cette pensée l’éblouit, chassa toute sa souffrance. Puis ce fut l’effondrement, de nouveau. Même s’il l’aimait, M. de Gesvres ne pouvait pas l’épouser. Mme de Rambuges l’assurait, et Yolaine comprenait trop bien qu’en cela, elle disait vrai.

Mais ce qu’elle ne croirait jamais, c’est qu’il s’amusât avec son cœur confiant. D’autres, peut-être, étaient capables de le faire. Mais lui !… lui, avec ce regard loyal, lui, dont son ami de Terneuil disait :

« Henry est une âme magnifique. Le devoir est tout pour lui. Et quelle charité discrète, infatigable, dont moi, son meilleur ami, je ne connais qu’une très petite partie, l’autre n’étant vue que de Dieu ! »

Non, elle savait bien que Mme de Rambuges s’était trompée, sur ce point-là. Et elle ne croyait pas davantage que l’amabilité si réservée de M. de Gesvres eût été remarquée, commentée. Mais il n’en restait pas moins ceci : qu’elle devait maintenant éviter de le rencontrer, pour oublier vite… s’il était possible qu’on oubliât un homme comme celui-là.

Son front s’inclina plus bas sur sa main glacée, et elle pensa, en frissonnant de nouveau :

« O mon Dieu, aidez-moi ! Je me sens tellement seule, près de cette femme que j’appelle ma tante et qui n’est pour moi qu’une étrangère ! Je la devine hostile, je la sais fausse et dépourvue de scrupules. Mon Dieu, permettez que j’échappe bientôt à son autorité ! »

Celle à laquelle songeait ainsi Yolaine était en ce moment effondrée dans un fauteuil de sa chambre.

Ses doigts avaient arraché de sa jaquette l’œillet blanc, pour le jeter au loin, et ses lèvres tremblantes baisaient la rose donnée par Henry à Yolaine. Près d’elle, Mavra, agenouillée, considérait avec inquiétude le joli visage crispé, presque défiguré par la fureur. Elle demandait :

Mais qu’as-tu ?… Qu’as-tu, ma colombe ?

Nadiège, haletante, balbutiait :

C’est odieux !… Cette créature… je la hais !

Qui donc, ma Nadiège !

Cette Yolaine… Il l’aime, comprends-tu ? Lui qui n’a jamais aimé, il l’aime !… Et moi… moi, il me dédaigne ! Ah ! J’en mourrai, Mavra !… j’en mourrai !

Ses lèvres disparurent entre les pétales jaunes. Un frisson secouait ses épaules. Elle murmura d’une voix passionnée :

Si tu l’avais vu, aujourd’hui !… Si tu l’avais entendu ! Toutes les femmes seraient à ses pieds, s’il le voulait. Mais il n’en a distingué qu’une… une seule, cette Yolaine, cette fausse naïve, qui a su le prendre… Sotte que je suis ! Sottes que nous avons été, Mavra ! Les petites filles innocentes peuvent être plus dangereuses que les autres. Et d’ailleurs, celle-ci a changé, depuis quelque temps. La voilà qui devient femme — et femme délicieuse. Ses yeux ont tout l’éclat merveilleux de la vie qui s’éveille… Et elle a dix-huit ans, et son âme n’est que fraîcheur, comme sa jeune beauté. Cela peut être, pour lui, une séduction puissante — bien plus puissante que la mienne.

Tu plaisantes, ma Nadiège blanche ! Certainement, tu n’as pas à craindre sous ce rapport.

Mais Nadiège l’interrompit avec impatience.

Tu ne le connais pas ! Je t’ai déjà dit qu’il n’était pas comme les autres. Et j’ai peur… oh ! Mavra, j’ai peur de ne pouvoir jamais le conquérir !

Elle se renversa en arrière, dans le fauteuil, en pressant toujours sur ses lèvres la rose d’Henry.

Mavra, se soulevant, l’entoura de ses bras.

Et moi, je te dis que tu le vaincras, ma reine, ma belle chatte !… Quoi, des larmes ?… Jamais je ne t’ai vue pleurer ! Quel sortilège possède donc cet homme pour te mettre dans ce désespoir ?

Je ne sais… mais tout ce qu’il me demanderait, Mavra, je le ferais ! Il pourrait me fouler aux pieds, me traiter comme une esclave… je le remercierais encore, pourvu qu’il me permît de l’aimer et qu’il me regardât parfois avec complaisance.

Tu es folle ! Il t’a rendue folle !

Nadiège passa sur son front une main frissonnante.

C’est possible… Et ce soir, c’est la jalousie qui me possède… Yolaine !… Il aime Yolaine ! Ah ! elle saura ce qu’il en coûte de me voler ce que je convoite ! Elle la payera cher, cette rose qu’il lui a donnée, que je lui ai prise… et que je garderai, jusqu’au jour où j’en recevrai une de sa main !

Ses traits se convulsaient. Une lueur de haine passa dans les yeux verts et les lèvres couleur de corail se soulevèrent en un rictus cruel.

Mavra la serra plus fort contre elle en murmurant :

Oui, ma chatte blanche, nous nous vengerons ! Et tu l’auras, va, ton duc de Gesvres !



À suivre...

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