Chapitre VI

Chapitre VI

Les Visions d’Orient venaient de paraître. Henry, comme il l’avait dit à son père, ne s’était décidé à publier cet ouvrage que sur le désir et les prières de ses amis, qui le déclaraient admirable. Or, l’opinion des lettrés et celle du grand public s’accordaient aussitôt pour donner raison à M. de Terneuil et à Guy de la Rochethulac. La pure beauté du style, la force de la pensée, un merveilleux don d’évocation s’unissaient pour former une œuvre parfaite, dont le succès dépassait ce qu’en avait attendu l’entourage d’Henry.

Le jeune homme, qui réagissait vite sur les griseries de l’amour-propre, disait en riant, quand on le complimentait :

Si ce livre n’était pas signé “duc de Gesvres”, s’il était l’œuvre d’un pauvre garçon besogneux et inconnu, il aurait passé inaperçu.

Il recevait des lettres enthousiastes. L’une des premières, arriva une petite carte verte et parfumée où la griffe de la chatte blanche avait tracé quelques mots :

« Je viens de lire vos Visions d’Orient. Pourquoi ne m’en aviez-vous rien dit ? Je n’ai pas de mots pour vous exprimer les délices de cette lecture ! Je vous en prie, venez me demander un verre de thé, demain ! Je sais que je suis très audacieuse, en sollicitant cette faveur. Mais j’ai tant de hâte de vous dire ce que je pense de ce livre !

« Votre fervente admiratrice,

« N. de Rambuges. »

Henry leva les épaules, déchira la carte et répondit par quelques mots de remerciements, avec ses regrets de ne pouvoir se rendre à l’invitation.

Il n’avait pas revu la jeune veuve depuis la visite qu’il lui avait faite. Par Jacques de Terneuil, il savait qu’elle était ailée voir Mme de Terneuil. Il savait également que celle-ci avait fort bien accueilli Yolaine et que, dès la première entrevue, une vive sympathie l’avait attirée vers la jeune fille.

Ma femme compte l’engager à venir la voir souvent, ajouta M. de Terneuil. Mais elle n’adressera pas la même invitation à Mme de Rambuges qui ne lui plaît guère, en dépit d’une excessive amabilité.

M. de Gesvres se trouvait extrêmement occupé. De toutes parts, on le sollicitait, on souhaitait l’avoir quelques instants au cours d’une soirée, d’une réunion, d’une fête de charité. Bien qu’il déclinât bon nombre de ces invitations, il avait des journées fort chargées et se voyait obligé de négliger un peu ses intimes. Aussi Jacques de Terneuil laissa-t-il échapper une exclamation de contentement quand Henry apparut, un après-midi, dans le petit atelier où il modelait un buste de sa femme.

Enfin !… Homme célèbre, tu es perdu pour tes amis !

Henry dit gaiement, en lui serrant la main :

Ne crains rien, je suis fidèle, jusqu’à la mort !… Et puis, tu sais, il ne faudrait t’en prendre qu’à toi. Qui donc m’a tourmenté pour que cet ouvrage voie le jour ?

Oui, oui, et je ne le regrette pas ! C’est un devoir, quand on le peut, d’augmenter notre patrimoine littéraire. Et n’avais-je pas raison en te prédisant un succès fou ?

Tu as toujours raison, mon vieux Jacques. Mais vois-tu, ce qui m’ennuie, dans tout cela, ce sont les snobs.

Jacques se mit à rire, en s’asseyant sur un divan près de son ami.

Les snobs… et les snobinettes, surtout ! Tu as reçu des missives enthousiastes, enflammées ?

Henry répéta d’un ton railleur :

Enthousiastes… enflammées, oui. Il ne tiendrait qu’à moi de me croire quelque demi-dieu. Ah ! sottise humaine !

La petite Faravès t’a écrit ?

Je crois bien ! Et l’oncle aussi. On m’a invité à dîner. J’ai répondu que toutes mes soirées étaient prises. Mais je la rencontre partout, car elle est en relations avec beaucoup de nos connaissances.

Il parait qu’elle est folle de toi, et ne le cache guère.

Henry eut un geste qui signifiait :

« Que veux-tu que j’y fasse ! »

Et, se levant, il s’approcha du buste commencé.

Il vient très bien. Ton talent s’affirme vraiment, Jacques.

Tu trouves ?

M. de Terneuil se levait à son tour et s’approchait de son ami.

Oui, sincèrement.

J’ai commencé aussi la frimousse d’Henriot. Mais le petit diable n’est pas facile à faire poser.

Il va bien, mon filleul ?

Pas trop mal. Un peu enrhumé seulement aujourd’hui. Veux-tu le voir ? Il te réclamait tous ces jours-ci.

Mais oui, je vais l’embrasser et présenter mes hommages à ces dames.

Ma mère est sortie, mais Fabienne est là. Elle doit faire de la musique avec Mlle de Rambuges… Attends une minute, que j’enlève cette blouse et que je me lave les mains.

Henry avait eu un petit frémissement de joie. Il demanda :

Décidément, Mme de Terneuil la reçoit avec plaisir ?

Avec le plus grand plaisir ! Elles travaillent ensemble pour les pauvres, elles se promènent un peu. Et puis Mlle de Rambuges est très musicienne, ce qui ravit Fabienne. Elles s’entendent le mieux du monde, et ma femme assure n’avoir jamais rencontré nature aussi délicieuse que celle de cette jeune fille. Intelligente avec cela, très intelligente, et d’une distinction rare. Enfin, une perfection. Henriot l’aime déjà tendrement. Il l’appelle “ma Lolaine”, et ne voudrait jamais la laisser partir.

Et la tante, vous ne l’avez pas revue ?

Non ; et toi ?

Moi non plus. Mais les Vorskoff m’ont parlé d’elle hier. Ils l’ont connue à Nice, il y a quelques années, et elle est allée ces jours-ci rendre visite à la comtesse.

Eh bien ! qu’en disent-ils ?

Oh ! tu sais, il n’y a pas à faire grand fonds sur leur opinion ! Ce sont de pauvres cervelles, incapables d’un jugement sain. J’ai compris que Mme de Rambuges les avait entortillés sans peine. Ils ne tarissaient pas d’éloges admiratifs à son égard. La comtesse l’a présentée à ma mère, à la matinée de la princesse Seskine, où elle l’avait emmenée.

Quelle est l’opinion de Mme de Mayonne ?

Ma mère la trouve très séduisante, très femme du monde, mais, par ailleurs, elle réserve son jugement. Françoise, au contraire, s’en est entichée sur-le-champ.

Un rire silencieux plissa le fin visage spirituel de M. de Terneuil.

Elle est habile, la jolie chatte ! Elle arrivera à ses fins.

Quelles fins ?

Ne fais pas l’innocent ! Tu as deviné, tout le premier, qu’elle n’est ici que pour toi, qu’elle veut te voir souvent — et te conquérir. Pour cela, quoi de mieux que de s’introduire dans l’intimité de ta mère et de ta sœur ?… Demain ce sera fait ! Et alors, elle pourra poursuivre près de toi sa petite intrigue.

Henry eut un impatient mouvement d’épaules.

Qu’elle la poursuive ! Je saurai lui en faire comprendre l’inutilité. En vérité, elle ne pourrait trouver de meilleur moyen pour augmenter ma profonde antipathie à son égard !

Eh ! mon cher ami, la passion ne raisonne pas. Et puis, ces enchanteresses sont si sûres de leur pouvoir trop de fois éprouvé, qu’elles n’imaginent pas la possibilité d’un échec… Allons, je suis prêt. Descendons.

Dans le petit salon de Mme de Terneuil, Yolaine jouait une sonate de Beethoven. Elle n’entendit pas les deux amis qui s’étaient arrêtés sur le seuil. D’un geste impératif Henry avait imposé silence à son filleul, un bel enfant aux boucles blondes, qui allait s’élancer vers lui avec un cri de joie. Et Henriot se tenait coi, car il savait qu’il ne fallait pas désobéir à ce parrain très bon, mais sévère à l’occasion, qu’il adorait et craignait à la fois.

Quand Yolaine se détourna, elle rencontra le superbe regard, doux et ardent, qu’elle n’avait pu oublier. Elle baissa un peu le sien, en devenant très rose… Henry la salua et lui exprima avec une chaude sincérité le plaisir qu’il avait eu à entendre cette sonate, sa préférée, interprétée avec une compréhension si profonde de la pensée du maître.

Mme de Terneuil dit gaiement :

Allons, mademoiselle, renvoyez-lui la balle ! Complimentez-le sur son livre, dont vous êtes tellement ravie.

Oh ! madame, que pourrais-je dire ? Comment saurais-je exprimer tout le plaisir délicat que m’a causé cette lecture ?… Et d’ailleurs, mon pauvre petit jugement serait bien peu de chose, près de ceux, autrement autorisés, qui ont déjà consacré cet ouvrage.

Elle parlait avec simplicité, avec une émotion contenue qui éclairait le bleu sombre de ses yeux, levés sur Henry.

Et il la devina toute vibrante d’admiration pour l’œuvre dont il était l’auteur.

Les plus hauts suffrages reçus, les plus chaleureuses félicitations ne lui avaient pas semblé aussi précieux que cet enthousiasme profond, délicat, qui n’osait se traduire en paroles, qui s’excusait presque, avec la plus charmante modestie.

Il le laissa entendre discrètement, avec une grâce courtoise.

Et Yolaine rougit un peu plus fort, sous la douceur caressante de son regard.

M. de Gesvres était venu chez son ami dans l’intention d’y passer quelques instants seulement. Mais il s’attarda complaisamment dans le petit salon élégant et tiède, où souriait Yolaine. Sourire délicieux, qui achevait de prendre son cœur. Il la voyait ici sous un jour nouveau. Elle se révélait d’une gaieté très jeune, très naturelle, qui faisait fuir — du moins momentanément — la tristesse qu’Henry avait remarquée naguère sur sa physionomie. Et lui, dans l’atmosphère sympathique de cette demeure où il était l’ami toujours reçu avec joie, en présence de la femme vers qui allait son premier amour, laissait tomber la hautaine réserve dont il s’enveloppait dans le monde, pour se montrer tel qu’il était : ardent, généreux, d’une chevaleresque bonté, d’une élévation de sentiments peu commune, d’un attachement indéfectible à toutes les grandes causes religieuses et patriotiques.

Quand il se fut éloigné, Yolaine dit pensivement :

Quelle magnifique nature ce doit être que celle-là, n’est-ce pas, madame ?

Elle attachait sur Mme de Terneuil son regard profond, où semblait demeurer une clarté plus vive, que Fabienne n’y avait pas vue encore.

Oui, magnifique. C’est un être tout à fait exceptionnel…

D’une main un peu nerveuse, la jeune femme reprit l’ouvrage abandonné tout à l’heure. Et elle ajouta :

Il est appelé à la plus brillante destinée. Quand il le voudra, il fera un superbe mariage… Et tel sera sans doute son désir. Il lui faut une grosse fortune pour soutenir le train de vie que nécessite son rang. Car il appartient à l’une de nos plus vieilles, de nos plus illustres familles.

Henriot vint s’appuyer contre Yolaine et leva sur elle ses yeux bleus, vifs comme ceux de sa mère.

Je suis très content, parce que j’ai vu mon parrain. Je l’aime beaucoup, beaucoup. !

La main de Yolaine caressa lentement la joue fraîche.

Je crois que vous avez raison, mon chéri, car il doit être bien bon.

Oh ! oui ! Mais il me gronde aussi quelquefois. Alors, il fronce les sourcils, comme ça…

Et l’enfant essaya de rapprocher ses sourcils blonds, à peine indiqués.

… Et vous, Lolaine, est-ce que vous l’aimez, mon parrain ?

Yolaine sourit en caressant les cheveux blonds.

Mais, mon petit, je ne le connais que très peu encore.

Ça ne fait rien, on l’aime tout de suite. C’est papa qui l’a dit.

Mme de Terneuil interrompit avec un peu d’impatience :

Allons, Henriot, n’ennuie pas Mlle Yolaine. Va jouer là-bas, avec tes soldats.

Et elle parla de l’Œuvre des Petits abandonnés, pour laquelle Yolaine et elle confectionnaient depuis plusieurs jours linge et vêtements.

Quand Mlle de Rambuges, un peu plus tard, se fut retirée, la jeune femme gagna le petit atelier où son mari lisait les journaux du soir.

Jacques demanda gaiement :

Vous venez aux nouvelles, mon amie ? Rien de sensationnel…

Elle répondit, en s’asseyant près de lui :

Non, ce n’est pas cela. Je voudrais vous parler au sujet de M. de Gesvres.

Au sujet d’Henry ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Autant que possible, il faut envisager les conséquences de nos actes, avant qu’il ne soit trop tard. Or, croyez-vous prudent de notre part de recevoir Mlle de Rambuges, étant donné que M. de Gesvres est intime chez nous, y vient quand il veut et y reste aussi longtemps qu’il lui plaît ? N’avez-vous pas remarqué comme il la regardait, cet après-midi ?

Oui… Jamais il n’a regardé ainsi aucune femme. Il est vrai qu’il n’en a peut-être jamais rencontré qui le méritât comme celle-là.

Tout ceci est fort bien, et je comprends parfaitement l’admiration que peut inspirer à votre ami cette ravissante Yolaine. Mais s’il la voit quelquefois encore, qu’arrivera-t-il ? Elle s’éprendra de lui — et il suffisait de la voir aujourd’hui si attentive, si émue, déjà sous le charme, pour prévoir que ce ne sera pas long. De son côté, lui l’aimera peut-être, car elle me paraît bien réaliser, physiquement et moralement, le type de la femme qui doit plaire à un homme tel que lui. Mais une idylle de ce genre se heurterait à l’opposition formelle de M. de Mayonne, puisque Yolaine est pauvre. Dès lors, ce serait la souffrance pour cette enfant, déjà si peu gâtée par la vie… Ou bien, si M. de Gesvres persistait, il y aurait conflit entre le père et le fils — d’où encore pénible situation pour elle et graves ennuis pour notre ami…

Jacques avait écouté sa femme d’un air songeur, en tordant les pointes de sa longue moustache châtaine… Et tout à coup, il se mit à rire.

Ma chère Fabienne, ce que vous me dites là me ravit ! J’entrevois un bonheur idéal pour Henry — un bonheur tel que j’aurais à peine osé le rêver pour lui.

Voyons, Jacques, à quoi pensez-vous ?

Je pense que, d’après ce que vous me dites de cette jeune fille, tout se réunit chez elle pour la rendre digne de l’amour d’Henry. Il n’y a donc que cette question de fortune… Aux yeux d’Henry, elle ne comptera pas. Il est de ceux, trop rares, qui la font passer au second rang. S’il le faut, il restreindra son train de vie, il ira habiter Mayonne, il travaillera pour sa femme et ses enfants. Je le connais, je sais de quoi il est capable. Il a soif, non pas de luxe, non pas de succès mondains ni de gloire littéraire, mais de vie familiale, d’un amour pur et profond. S’il trouve à réaliser son désir en la personne de Mlle de Rambuges, les considérations d’argent ne l’arrêteront pas, je vous en réponds !

Mais ses parents ?

Écoutez ceci : dans la vie, ce sont toujours les énergiques qui l’emportent. Or, de l’énergie, Henry en a, et il saura s’en servir pour vaincre la résistance de son père. Quant à Mme de Mayonne, ce sera plus facile encore.

En ce cas, si vous croyez possible de laisser aller les choses…

Absolument. La jeune fille est de bonne race noble, qui peut s’allier à celle, plus illustre, des la Rochethulac. En dehors de la question de fortune, elle nous parait posséder tous les dons capables de contenter l’homme le plus difficile. Et je vous assure d’avance qu’il n’y aura pas de conflit, parce que la volonté d’Henry est plus forte que celle de son père et la dominera, le moment venu.

Je ne puis que le souhaiter, car Mlle de Rambuges m’est de plus en plus sympathique et m’apparaît très digne, de toutes façons du rêve féerique que représenterait pour elle un mariage avec M. de Gesvres.

Un rêve, oui, et que beaucoup d’autres voudraient voir réaliser pour leur compte. Un bonheur aussi, car Henry sera le mari vraiment idéal.

Fabienne dit en souriant :

Voilà un homme qui peut se vanter d’avoir un ami incomparable ! Vous l’admirez sans restriction. Jacques, et je crois bien que vous ne lui avez jamais découvert une imperfection.

Il est fort probable qu’il en a, comme tout être humain, mais elles ne m’ont pas frappé. Je me suis toujours laissé guider par lui, presque aveuglément, depuis notre adolescence, et jamais je n’oublierai ce que je dois à ses conseils. Il a été pour moi une seconde conscience. Maintenant, il demeure mon ami le plus cher, toujours écouté. C’est une de ces natures d’élite, qui répandent autour d’elles un peu de leur force morale et de leur beauté intérieure. Oui, s’il arrête son choix sur Mlle de Rambuges, celle-ci aura reçu du ciel une part magnifique !

Eh bien, souhaitons-le donc, mon Jacques. Souhaitons qu’ils soient aussi heureux que nous. Et puisque vous croyez que là se trouve le bonheur de votre ami, et que ce mariage ne rencontrerait pas de trop grandes difficultés dans la famille de M. de Gesvres, tâchons de les réunir quelquefois, car ce sera délicieux, ce roman-là, et cela nous consolera un peu de toutes les sottises et les turpitudes que nous voyons autour de nous.



À suivre...

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