Chapitre XI

Chapitre XI

Quand Nadiège parut à l’entrée des salons, ceux-ci étaient déjà pleins d’une foule élégante, d’où s’élevait un brouhaha léger de conversations et de rires. M. de Mayonne, qui recevait ses hôtes près de sa femme, adressa à l’arrivante un compliment qu’elle ne parut pas entendre. Ses yeux, déjà, cherchaient M. de Gesvres. Elle l’aperçut près de Guy de la Rochethulac, causant avec la princesse Seskine, Mlle Faravès et quelques autres jeunes femmes. Aussitôt, elle alla vers lui. Sa main s’offrit, d’un souple mouvement qui semblait toujours mendier le baiser de ces lèvres dédaigneuses dont jamais elle n’avait été effleurée. Cette fois encore, elle fut simplement prise du bout des longs doigts fins, puis aussitôt abandonnée.

Vraiment, je craignais d’arriver très en retard ! Je suis restée un peu longuement près de ma nièce, pauvre petite !

La princesse demanda :

Est-elle malade ?

Malade… non, pas positivement encore. Mais quelle santé délicate ! Un rien la fatigue. Je lui ai tenu un peu compagnie, avant de venir. C’est une nature mélancolique… Sa mère était d’ailleurs très frêle. Mais j’espérais un peu que Yolaine se fortifierait. Il n’en est rien, hélas !

Elle secoua la tête.

Guy, dont le regard narquois la considérait attentivement, fit observer :

Elle n’a peut-être pas assez de distractions. On ne la voit nulle part, votre si jolie nièce, madame.

Elle déteste le monde, monsieur ! Je ne puis obtenir qu’elle sorte un peu avec moi. Au début de notre séjour ici, elle semblait disposée à secouer sa sauvagerie ; mais une crise de misanthropie la saisit de nouveau, au grand détriment de sa santé.

Henry dit avec une ironie froide :

Je crois que Mme de Terneuil, si gaie et si alerte, en aurait vite raison. Mais elle se plaint de ne plus voir souvent Mlle de Rambuges.

Une lueur, aussitôt éteinte, traversa le regard de Nadiège. Avec un doux coup d’œil à l’adresse de M. de Gesvres, la jeune femme répondit :

Yolaine a un motif personnel pour agir ainsi. Quant à moi, je la laisse entièrement libre, croyez-le bien.

Mais a-t-elle donc aussi une raison pour aller si rarement chez sa marraine ?

La même raison, monsieur. Mais ne me la demandez pas ; c’est son secret.

Un sourire entrouvrait ses lèvres — sourire d’énigme perfide, qui fit courir en M. de Gesvres un frémissement d’irritation. Il pensa :

« Ah ! quelle vipère ! Et cette pauvre petite Yolaine est obligée de vivre près d’elle ! »

Françoise, qui passait, demanda :

Voudrais-tu aller dire à l’orchestre qu’il ne joue pas le menuet dans un mouvement trop vif, ainsi qu’il l’a fait l’autre jour chez Mme de Manceuil ?

Comme Henry s’éloignait pour remplir cette mission, Nadiège posa son éventail sur sa manche. Un regard de câline supplication chercha le sien, tandis que la jeune femme disait d’un ton de prière :

Vous me réserverez une danse, n’est-ce pas ?

Un refus bref, glacé, était sur les lèvres d’Henry.

Il le retint, parce qu’il lui déplaisait d’infliger à une femme, même aussi peu estimable que lui semblait celle-ci, un affront public. Il le retint surtout parce qu’il craignait qu’elle n’en fît porter la peine à Yolaine. Froidement, avec son air de hauteur qui tenait si bien à distance, il répondit :

Le troisième boston, si vous le voulez, madame ?

Puis il s’éloigna. Guy, qui le suivait, murmura :

Eh bien, mon vieux, voilà une façon de renverser les rôles qui n’est pas banale !… Et elle en a de l’aplomb, d’être aussi aimable pour un homme qui la reçoit avec cet air-là ! Il faut bien avoir laissé toute sa fierté à la porte !

Henry dit avec une impatience mêlée de mépris :

De la fierté, de la dignité, est-ce qu’elle connaît cela ? Si elle en avait, oserait-elle exhiber cette toilette ?

Il est certain que celle-ci est un peu risquée. Elle a voulu jouer la sirène, ce soir. Et il faut convenir qu’elle a le physique de l’emploi. Réussira-t-elle à charmer l’objet de sa passion ! Toute la question est là.

Henry dit entre ses dents :

Il y a longtemps qu’elle est résolue, cette question-là !

Déjà, Nadiège voyait se former autour d’elle une petite cour masculine empressée. Elle avait un succès qui, en d’autres temps, eût suffi à son bonheur. Mais maintenant, elle ne souhaitait qu’une chose, elle la voulait ardemment, tenacement, elle était prête à lui sacrifier tout. Tandis qu’elle souriait et répondait à ses admirateurs, son regard cherchait M. de Gesvres, occupé à ses devoirs de maître de maison, sa pensée s’attachait à lui, l’appelait avec passion. Elle attendait avec une fébrile impatience le moment où il viendrait la chercher pour la danse promise… Et quand elle le vit s’avancer, ses yeux brillèrent, comme deux flammes vertes.

Elle dansait admirablement. Ses petits pieds, chaussés de soie brochée d’argent, semblaient toucher à peine le parquet. Son corps souple suivait toutes les nuances du rythme, toutes les impulsions de son cavalier. Les écailles d’argent glissaient, ondulaient, chatoyaient, les émeraudes jetaient leurs clairs verts, dans les cheveux, le long des bras, autour du cou penché comme une tige flexible. Et ses yeux brillaient toujours, en s’attachant sur M. de Gesvres, dont la bouche dédaigneuse ne s’ouvrait que pour de rares et banales paroles. Quelle froideur ! En quoi donc était-il fait, pour rester insensible à la séduction qui en avait grisé tant d’autres, qui avait fait murmurer tout à l’heure, à ses premiers danseurs, des phrases si chaudes ?… Était-ce le souvenir de Yolaine qui se trouvait entre eux ? Ah ! l’odieuse petite fille, qui avait réussi là où toutes ses manœuvres de femme habile échouaient lamentablement ! Elle dit tout d’un coup, d’un ton doux et timide :

Je me sens un peu fatiguée. Vous seriez très de me conduire dans le jardin d’hiver, où la chaleur est peut-être moins forte qu’ici ?

Volontiers, madame.

Il eut une impression de soulagement à ne plus la sentir si près de lui, à respirer de plus loin ce parfum qu’il détestait. Elle lui faisait, ce soir, l’effet de ces mystérieux animaux de légende, vu jadis dans quelque vieux livre de la bibliothèque de Mayonne, un reptile à tête de chatte, cherchant à s’enrouler autour de la proie convoitée, tout en la fascinant… Mais, loin d’être troublé, il n’éprouvait qu’un sentiment de répulsion, qu’il avait peine à dominer, et il appelait de tous ses vœux le moment où il pourrait quitter la jeune femme.

Dans la serre, il resta debout, s’adossant à une colonnette autour de laquelle serpentaient des traînes de clématite. Nadiège demanda, avec son plus doux sourire, en levant sur lui un regard caressant :

Vous ne vous asseyez pas ? Vous voulez écraser de votre taille superbe ma pauvre petite personne ?

Je ne suis aucunement fatigué, madame.

Mais je ne puis vous parler sans lever la tête, et c’est un peu désagréable.

Ah ! en ce cas…

Il prit un siège, sans empressement. Son attitude restait correcte et froide. Pas un instant, Nadiège n’avait pu surprendre chez lui un tressaillement, un signe d’émotion ou de trouble. Elle pensa avec un mélange de colère et d’admiration :

« Qu’il est fort ! Comme ce serait enivrant de le vaincre ! »

Et elle se sentit pleine de mépris pour les autres, qui étaient de si faciles conquêtes.

Elle ouvrit son éventail et l’agita un instant. Son regard ne quittait pas Henry, qui avait cueilli une fleur de clématite et la considérait distraitement.

Ce jardin d’hiver est admirable !… Et quels parfums !

Ses narines s’ouvrirent, aspirèrent longuement les arômes mêlés..

… J’adore les parfums ! Je voudrais vivre toujours dans une atmosphère qui en serait saturée.

C’est un désir païen, quand il est exagéré, madame.

Oui, peut-être… Mais païenne, je le suis un peu, hélas !… je l’étais, du moins…

Tout à coup, sa physionomie changeait. Les yeux verts prenaient une teinte plus pâle et devenaient mélancoliques. Dans les plumes blanches de l’éventail, Nadiège enfouit son menton en murmurant :

Je voudrais tant croire comme vous !

Il songea avec mépris :

« Ah ! misérable fourbe, tu veux jouer de cette corde-là, maintenant ! »

Elle continuait de la même voix lente et basse, en couvrant son regard de ses cils argentés :

Ma mère est morte toute jeune, mon père ne se souciait pas de religion. Mon mari, lui aussi, n’avait guère de croyances. Ainsi, personne ne s’est occupé de m’instruire, personne n’a songé que j’avais une âme qui demandait à connaître, à croire… Pendant longtemps, je n’en ai pas souffert. Mais maintenant, je comprends toute mon indigence… et j’en souffre.

Les cils pâles se soulevèrent, et les yeux apparurent de nouveau, avec leur éclat d’émeraude, tandis que Nadiège achevait tout bas :

Je souffre de ne pas croire comme vous.

D’autres couples étaient disséminés de-ci de-là, dans le jardin d’hiver. Guy de la Rochethulac riait avec Ghislaine de Manceuil, en lui racontant quelqu’une de ces histoires cocasses dont il avait le secret. Plus loin, Pierre flirtait avec Miss Rhul, une petite Américaine maigre et rousse qui avait huit millions de dot, et presque autant d’espérances. La musique venait de cesser et, des salons, n’arrivait plus qu’un murmure confus de voix. Henry dit froidement :

Dieu ne refuse pas la foi aux âmes de bonne volonté, aux âmes sincères.

Oui, mais il faut que ces âmes soient aidées, encouragées…

L’éventail, de nouveau, s’ouvrait, s’agitait doucement. Les plumes blanches frôlaient le fin visage palpitant, où les yeux priaient.

… Ceux qui sont forts doivent guider les faibles. Ceux qui croient doivent avoir pitié des malheureux qui marchent dans la nuit… Ah ! monsieur, si vous vouliez !

Ces derniers mots ne furent qu’un murmure, timide et suppliant.

Henry dit avec une sécheresse ironique :

Si je voulais quoi ? Essayer de vous convertir ? J’avoue n’avoir aucune aptitude pour ce genre d’apostolat. Mais il m’est facile de vous indiquer un prêtre très pieux, très intelligent, qui aura toutes les grâces d’état nécessaires.

Non, je ne pourrais pas… C’est en vous que j’ai confiance. Vous êtes tellement différent de tous les autres ! Il me semble qu’aidée par vous, je deviendrais vite une adepte de vos croyances !

C’est une illusion, madame. Il serait plus raisonnable de ne pas la conserver.

Le regard de Nadiège se baissa un instant, sous celui des yeux superbes d’où tombait une altière froideur. Les lèvres sinueuses tremblèrent. Pendant un moment, ce fut le silence, dans ce coin de serre où ils étaient seuls, entre les palmiers et les lauriers-roses… Henry, d’une main distraite, jouait avec la clématite. Nadiège s’éventait lentement. Ses cils se soulevaient peu à peu, son regard s’attachait de nouveau sur M. de Gesvres, avec une caressante humilité… Puis, en se penchant un peu, elle demanda tout bas :

Qu’avez-vous donc contre moi ?

Ce que j’ai ? Mais pourquoi pensez-vous que j’aie quelque chose, madame ?

Comment ne le croirais-je pas ? Jamais vous n’êtes venu me voir… et vous me traitez toujours en étrangère, non en amie.

En amie ? Oh ! madame, mon amitié ne se donne pas ainsi !

Elle se penchait davantage, en regardant Henry avec une supplication passionnée… Comme il tardait à répondre, elle ajouta, d’un ton bas et hésitant :

Peut-être vous ai-je mécontenté, en vous écrivant ?… J’ai laissé parler mon cœur… et, à peine la lettre partie, j’ai regretté…

La lettre ?… Quelle lettre ?

Celle où je vous demandais ce que j’avais fait pour vous déplaire… et où je vous disais… Oh ! je ne vous le répéterai pas ! J’étais folle, ce jour-là… plus folle que de coutume…

Elle essayait de rougir, de trembler de confusion. Mais l’ardente caresse de ses yeux démentait ses paroles de regret.

M. de Gesvres dit avec un calme glacé :

Vraiment, je ne me souviens pas du tout !

L’éventail se referma brusquement et les épaules de la jeune femme frissonnèrent. Les yeux verts, tout à coup, devinrent presque sombres, pendant quelques secondes, et les lèvres frémissantes murmurèrent :

Ah ! quel mal vous me faites !

Henry avait peu de sympathie pour M. de Tigranes, son futur beau-frère. Mais en l’apercevant qui s’approchait, avec Françoise, juste à ce moment, il lui adressa le plus affable sourire, tant était vif son soulagement de voir mettre fin à ce tête-à-tête, qui devenait singulièrement désagréable pour lui. Puis apparut Silas Holster, venant réclamer à Mme de Rambuges une danse promise. Elle s’éloigna à son bras, tandis qu’Henry allait inviter Ghislaine de Manceuil, l’amie de sa sœur, une jeune personne frivole et très lancée qu’il ne se privait pas de juger sévèrement, en famille. Mais aujourd’hui, en quittant Nadiège, il la trouva passable et, sans en avoir conscience, se montra probablement plus aimable qu’à l’ordinaire, car Ghislaine, radieuse, confia peu après à Françoise :

M. de Gesvres a été délicieux pour moi, ce soir, ma chère ! J’en ai la tête complètement tournée !

Au bras de l’Américain, Nadiège dansait machinalement. À ses oreilles résonnait encore la voix froide qui disait :

« Vraiment, je ne me souviens pas du tout ! »

Oui, il avait osé prononcer cette parole, lui jeter cette insulte à la face ! L’aveu qu’elle lui avait fait, en termes détournés et brûlants, l’amour qu’elle lui offrait… tout cela n’était rien, ne valait pas la peine qu’il s’en souvint.

Elle se laissait emporter au rythme de la danse, en répondant des mots vagues aux propos empressés de Silas Holster. Toute sa pensée était demeurée dans ce coin fleuri du jardin d’hiver, où M. de Gesvres venait de l’humilier si profondément, où sa passion, aussi, s’était exaspérée, à le voir si maître de lui, et d’une si altière beauté. Ah ! quel instrument docile elle aurait été entre ses mains, s’il avait voulu ! Elle se serait pliée à ses croyances, elle lui aurait sacrifié tous ses goûts, elle aurait fait de lui son idole, obéie à genoux.

Vous semblez fatiguée, madame ?

Elle tressaillit légèrement à cette question de l’Américain.

Oui, un peu… Je vous demanderai de me reconduire à ma place.

Comme, au bras de M. Holster, elle gagnait le salon voisin, M. de Mayonne les croisa. Nadiège dit vivement :

Ah ! monsieur le duc, un mot, je vous en prie !… Pardon, cher monsieur, si je vous laisse…

Et, quittant le bras de l’Américain, elle prit celui de M. de Mayonne.

Allons un peu dans la galerie… Je voudrais vous parler au sujet de ma nièce…

Et, plus bas, elle interrogea :

Pensez-vous que le petit caprice de M. de Gesvres tienne toujours ?

Après la première démarche de son fils, M. de Mayonne avait formé le projet de se faire de la jeune femme une auxiliaire pour éloigner Yolaine. La maladie était venue l’empêcher d’y donner suite aussitôt… Puis, ce matin, Henry était revenu à la charge, avec tant de chaude et persuasive éloquence que le père avait faibli, et presque donné son consentement à celui qu’il appelait “mon irrésistible charmeur”. Aussi avait-il sur les lèvres ces mots : “Ah ! je crois bien !… Et il n’est pas petit, le caprice !” Mais M. de Mayonne ne manquait pas d’une certaine finesse prudente. De plus, ses sentiments s’étaient quelque peu modifiés, depuis sa maladie. Il pensa instantanément :

« Voilà une femme qui flaire la rivale victorieuse, et qui veut savoir. Ma foi, ce ne serait peut-être pas très propre, d’entrer dans son jeu, et de trahir Henry ! »

En souriant, il répondit :

Je dois vous avouer très simplement que je n’en sais rien. Mon fils peut avoir tous les caprices qu’il lui plaît, sans m’en faire confidence. Vous m’avez dit qu’il regardait avec quelque complaisance votre charmante nièce ; je l’ai cru volontiers, d’autant mieux que c’était assez naturel, mais personnellement, je ne m’en étais pas aperçu.

Et, avec une galanterie un peu railleuse, il ajouta :

Les femmes ont une perception beaucoup plus fine, pour découvrir cela.

Nadiège songea :

« Je me suis peut-être inquiétée à tort. M. de Gesvres, tout en trouvant Yolaine à son goût et en le lui ayant laissé quelque peu voir, n’a certainement pas la pensée d’épouser une femme pauvre — d’autant moins qu’il doit savoir d’avance quelle opposition il rencontrerait dans sa famille. Et comme ses idées lui donneraient scrupule de faire la cour à une jeune fille sans avoir la pensée du mariage, il est peut-être aussi désireux de l’oublier, de ne plus la revoir, que je le suis d’empêcher leur rencontre. »

Là-dessus, Nadiège se sentit un peu rassérénée… Et telle était chez cette femme la confiance en son pouvoir d’enjôleuse, qu’elle se reprit de nouveau à l’espoir de conquérir M. de Gesvres. Tout en répondant aux propos aimables de M. de Mayonne, elle Commença d’imaginer une série d’intrigues destinées à faire capituler la place jusqu’ici imprenable. En croisant Henry, qui conduisait Mlle Faravès au buffet, elle songea :

« Ah ! je vous aurai ! Jamais je renoncerai à vous ! »



À suivre...

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