Chapitre III

Chapitre III

L’hôtel de Mayonne comptait parmi les plus vastes et les plus imposants du faubourg Saint-Germain. Édifié sous le règne de Louis xiii, il renfermait des pièces magnifiques, dont la décoration, les tapisseries, le superbe mobilier ancien excitaient l’admiration des connaisseurs. Le duc actuel y avait introduit tous les aménagements modernes, habilement amalgamés à l’aristocratique et sévère beauté de la vieille demeure. Car il était tout à fait de son temps, M. de Mayonne, et l’on se rappelait qu’il avait été un des premiers, dans le Faubourg, à remplacer par l’automobile ses attelages superbes, au grand regret de son fils Henry qui avait la passion des chevaux, généralement héréditaire chez les la Rochethulac.

Sur les derrières de l’hôtel, une aile en retour donnait sur le jardin, qui formait parc un peu plus loin. M. de Gesvres en occupait le rez-de-chaussée et le premier étage et Pierre, son frère cadet, le second. En sa qualité d’aîné, pourvu d’ailleurs d’une fortune personnelle par l’héritage d’un vieil ami de son grand-père dont il était le filleul, Henry avait dans la demeure paternelle sa domesticité personnelle, son automobile, ses chevaux. Il déjeunait chez lui et y dînait également quand ses parents et sa sœur étaient invités au dehors — cas très fréquent, car le monde les prenait tous, et ils se donnaient à lui fiévreusement.

Dans cette atmosphère frivole, Henry n’avait jamais connu les joies familiales. Petit enfant, il servait de parure à sa mère, fière de sa beauté, de son charme, et qui oubliait qu’une âme vivait en cette enveloppe mortelle. Plus tard, on l’avait confié à un précepteur… Mme de Mayonne, pour oublier ses souffrances conjugales, se lançait à corps perdu dans le tourbillon mondain. Elle embrassait son fils matin et soir, jetait de temps à autre un coup d’œil sur sa tenue, qu’elle voulait irréprochable, s’informait parfois du progrès de ses études. Après cela, elle croyait avoir accompli tout son devoir.

M. de Mayonne, occupé de ses plaisirs, oubliait quelque peu les enfants relégués dans la nursery d’abord, et plus tard dans un appartement aménagé pour leurs jeux et leurs études. Il les voyait aux repas et les déclarait très bien élevés, parce qu’ils étaient silencieux, corrects, d’une tenue parfaite… Henry, comme aîné, obtenait de sa part un peu plus d’attention, à mesure qu’il grandissait. Parfois, il frappait sur l’épaule de l’enfant en disant :

Eh ! voilà un duc de Gesvres qui s’annonce bien, vraiment !

Mais il ne voyait pas la réflexion profonde de ce regard un instant levé sur lui. Il ne comprenait pas l’appel muet adressé à son cœur de père par ce cœur d’enfant affamé d’affection.

Heureusement pour Henry, le précepteur choisi par Mme de Gesvres se trouvait être une nature élevée, intelligente, qui comprit aussitôt quelle rare valeur morale contenait en germe l’âme de ce garçonnet.

L’abbé Sorbes sut cultiver ce riche terrain, contrebalancer par une forte éducation religieuse les exemples, l’atmosphère mondaine et trop souvent amorale de la demeure paternelle. Tandis que Pierre, le cadet, nature molle, avide de jouissances, échappait de bonne heure à l’influence de son maître, l’aîné devenait un homme énergique, habitué à discipliner ses passions au lieu de se faire leur esclave, et si parfaitement maître de lui toujours que ses amis disaient, avec une conviction admiratrice : “Oh ! la Rochethulac, personne ne le fera jamais aller où il ne veut pas !

D’une rare intelligence, il était de ces êtres qui réussissent à tout, qui possèdent tous les dons. Ses études brillantes avaient commencé de flatter l’amour-propre du père… Mais quand Henry parla de l’École navale, son rêve, il se heurta à un refus formel. M. de Mayonne estimait que son aîné, le duc de Gesvres, le futur duc de Mayonne, avait sa place à tenir à la tête de la haute aristocratie mondaine, et qu’il ne lui convenait pas de végéter dans les grades inférieurs de l’armée navale, comme il en adviendrait sûrement avec un nom tel que le sien. Il l’autorisa seulement à faire son droit, en attendant le service militaire.

Henry, une fois libéré, commença de voyager. Il essayait d’oublier ainsi, comme autrefois dans l’étude, la grande tristesse de sa vie : le manque d’affection familiale. Maintenant qu’il était jeune homme, son cœur ardent aspirait à se donner, à trouver l’amour d’une épouse et le bonheur d’un foyer. Mais son éducation, le sérieux de son esprit, une délicatesse innée, le rendaient prudent, plein de défiance pour les pièges féminins, désireux de rencontrer celle qui saurait le comprendre, être pour lui la compagne rêvée, — celle qu’il pourrait aimer vraiment.

Déjà sa mère lui avait désigné plusieurs candidates, — car celles-ci ne manquaient pas, comme le disait Mme de Mayonne en considérant son aîné avec complaisance. Mais aucune ne plaisait assez à Henry pour qu’il eût l’idée d’en faire sa femme.

En ce soir de la semaine de Noël, il achevait de s’habiller pour le dîner de réception intime que donnait sa mère. Il lui fallait bien, de temps à autre — et surtout quand elles avaient pour théâtre le logis paternel — se prêter à ces corvées mondaines… Mais il regrettait vivement la bonne soirée de travail qu’il eût passée en tête-à-tête avec la Vie du maréchal de Mayonne, son aïeul, dont il avait commencé d’écrire l’existence mouvementée.

On frappa à la porte de son appartement Le valet de chambre alla ouvrir et revint portant une lettre sur un plateau. Henry la prit distraitement… L’enveloppe très longue, satinée, timbrée d’une couronne comtale, était d’un doux vert pâle, sur lequel ressortait l’écriture étrange, toute en traits menus, hachés — en coups de griffes.

Un parfum subtil, capiteux, monta aux narines de M. de Gesvres. Aussitôt celui-ci évoqua un salon vert et blanc, une jeune femme aux gestes félins, au regard de perfide câlinerie… Il pensa avec irritation :

« Comment, elle ose m’écrire ! »

Et son premier mouvement fut de déchirer l’enveloppe, sans prendre connaissance du contenu.

Puis il se ravisa. Près de cette femme apparaissait, dans son souvenir, la délicieuse physionomie de Yolaine, qu’il n’avait pu oublier… La lettre ne portait pas de timbre. Mme de Rambuges devait donc être à Paris — et sa nièce l’accompagnait peut-être ?… Or Henry ressentait tout à coup un ardent désir de revoir la seule femme qui eût fait impression sur lui… Mais pour cela, il lui fallait aussi revoir l’autre, qui lui inspirait tant de défiance.

L’enveloppe contenait une carte, où la même main avait “griffé” ces mots :

« La comtesse Guillaume de Rambuges serait très heureuse que M. le duc de Gesvres voulût bien venir prendre une tasse de thé chez elle, un de ces jours. Il la trouvera toujours de 5 à 7 heures. »

Henry eut un mouvement d’épaules, et esquissa le geste de déchirer la carte… Puis il se ravisa encore en songeant que l’adresse de la comtesse s’y trouvait. Et il alla l’enfermer dans un tiroir de son bureau.

Le valet de chambre, tout en feignant de ranger autour de lui, le suivait d’un regard intéressé. Né sur les terres de Mayonne, stylé tout enfant par la duchesse, en vue du service futur d’Henry, Germain était un serviteur impeccable, qui ne se fût pas permis le moindre accroc à la plus parfaite correction. Mais sous ses allures de domestique bien appris, il cachait un culte pour son jeune maître. Plus encore que le propre père de celui-ci, il était fier de ses rares qualités physiques et intellectuelles, de son haut rang, des succès qui l’attendaient partout où il paraissait, et parfois, échappant à sa réserve habituelle, il disait aux gens de l’office occupés à dauber sur M. de Mayonne ou sur son fils cadet :

M. le duc de Gesvres a plus de valeur dans son petit doigt qu’eux deux réunis.

Or, ce soir, cette lettre l’intriguait… Il savait quelles avances étaient faites à son maître, et comment celui-ci les dédaignait. Jusqu’à ces jours derniers, il était persuadé que M. de Gesvres n’avait aucune inclination sentimentale. Mais en rangeant dans le cabinet de travail, la veille, il avait fait tomber, en soulevant une pile de papiers, une feuille sur laquelle était tracée une exquise figure de femme. Devant elle, Germain était resté un moment émerveillé… Cette fois, ça devait y être ! M. le duc était amoureux — et pas à tort, ma foi ! Mais de qui ?… Le valet de chambre aurait bien voulu le savoir. Ce dont il demeurait persuadé en tout cas, c’est que cette jeune personne ne pouvait être que quelqu’un de très bien, digne d’entrer dans l’illustre maison de la Rochethulac.

Et voilà que cette lettre le laissait perplexe maintenant L’écriture lui semblait féminine. Était-ce la charmante inconnue du dessin qui correspondait ainsi avec M. de Gesvres ?… Cette liberté, l’écriture si étrange, le parfum trop grisant, tout cela, dans l’idée de Germain, s’accordait mal avec l’aristocratique figure de jeune fille, avec l’expression pure et grave de ces beaux yeux.

Il n’avait pas été non plus sans remarquer le geste irrité, presque répulsif qu’avait eu son maître en touchant l’enveloppe verte, sa bouche dédaigneusement plissée tandis qu’il lisait, son mouvement pour déchirer la carte… Mais il avait conservé celle-ci, cependant.

M. de Gesvres revenait de son cabinet de travail. Il demanda :

Ma boutonnière, je vous prie, Germain.

Le valet de chambre apporta la rose aux pétales délicats, à peine teintées de jaune, par laquelle Henry, ennemi de la banalité, remplaçait l’habituelle orchidée.

Un rapide coup d’œil dans une glace suffit au jeune homme pour s’assurer que tout était bien. Après quoi, il quitta son appartement, suivi du regard par Germain qui songeait orgueilleusement :

« Il va encore les mettre tous dans le sixième dessous, M. Pierre un des premiers. Dirait-on jamais les deux frères !… Et “elles” vont toutes avoir une maladie de cœur, ce soir. »

Il se mit à rire silencieusement. Puis il pensa :

« Elle sera peut-être là, cette belle inconnue du dessin ? Il faudra que je tâche de jeter un coup d’œil sur les salons, pendant la soirée. »

Le dîner, d’après ce que Mme de Mayonne en avait dit à son fils, ne devait réunir que des relations intimes… Aussi le jeune homme fut-il assez surpris d’être présenté à deux étrangers qu’il n’avait encore jamais vus chez sa mère : un certain don Emilio Faravès et sa nièce Luisa, celle-ci jolie blonde aux yeux noirs vifs et hardis, à la toilette trop voyante. Don Emilio était espagnol, fils d’un petit cabaretier de Barcelone. Tout jeune il avait émigré avec son frère Andrès en Argentine, et à eux deux ils avaient réalisé une énorme fortune. De son mariage avec une Californienne, Andrès avait eu deux fils qui, orphelines depuis quelques années, vivaient chez leur oncle, dont elles étaient les seules héritières.

Henry ne pouvait s’habituer à l’éclectisme de ses parents, en matière de relations. Complètement dépourvu de morgue, il aimait cependant retrouver autour de lui l’éducation, les sentiments qui étaient les siens, qui avaient été ceux de toute sa race. Les parvenus gonflés de leur richesse, frottés d’un enduit d’éducation mondaine et d’une instruction superficielle, lui étaient odieux au même point que les gens de son monde avides de se déclasser en prenant les allures, la tenue, le langage des couches sociales inférieures ou préoccupés avant tout d’avoir l’air anglais, américain, mandchou, d’après la mode de l’année.

Comme il excellait dans l’art de doser sa politesse selon le degré de ses sympathies, comme il savait l’envelopper, à l’occasion, d’un rien d’impertinence que l’on soupçonnait plutôt qu’on ne le sentait, on le disait très orgueilleux, plein de dédain pour ceux de sa caste eux-mêmes, jugés par lui très inférieurs à sa propre valeur. Il n’en avait d’ailleurs que plus de prestige, aux yeux des snobs et à ceux des femmes que sa courtoisie hautaine, très “talon rouge”, déclaraient-elles, subjuguait complètement.

Il en était ainsi probablement de doña Luisa, car, placée pendant le repas à gauche de M. de Gesvres, elle lui fit les plus aimables avances, sans se laisser décourager par la réserve du jeune homme. Elle parlait un français correct et semblait intelligente, d’esprit vif. Ayant beaucoup voyagé, beaucoup lu, elle avait la mémoire bien meublée et savait en tirer à propos ce qu’il fallait. Henry finit par prendre quelque intérêt à sa conversation qui lui semblait moins banale, moins convenue que beaucoup d’autres entendues autour de lui, ce soir… La comtesse Vorskoff, là-bas, disait à M. de Mayonne son opinion sur la dernière pièce de X… en répétant le jugement formulé par la revue mondaine qu’elle recevait. Mme de Sieulles papotait avec Pierre de la Rochethulac au sujet d’un divorce sensationnel. Tout un côté de la table discutait sur le livre du jour, “inouï, odieux, mais si intéressant !” disait Ghislaine de Manceuil d’un ton doctoral, en ajoutant à ce jugement quelques citations, pour bien montrer qu’elle avait lu l’œuvre osée et malsaine dont Henry avait précisément dit la veille, en rendant à sa mère le volume à peine parcouru : “Encore une mauvaise action de plus”.

Françoise de la Rochethulac, une belle fille brune à la physionomie froide, s’entretenait de questions philosophiques avec ses voisins de table, un secrétaire de l’ambassade d’Angleterre et un académicien, critique littéraire en renom. Elle avait de très grandes prétentions intellectuelles, qui lui attiraient les fines railleries de son frère aîné, ennemi de toute pose. De même, Henry blâmait secrètement sa liberté d’allures, son éducation dépourvue de bases sérieuses, sa vie surchargée d’occupations sans utilité. Mais il ne pouvait le dire tout haut, puisque la responsable était sa mère.

Don Emilio avait entrepris Lévy-Storn, le financier, au sujet de mines de fer dont on lançait les actions. Un tic plissait le maigre visage glabre de l’Espagnol et faisait clignoter les paupières sans cils sur les yeux intelligents, qui semblaient toujours occupés à scruter l’interlocuteur. Quand, le dîner fini, les deux hommes passèrent avec les autres au fumoir, la conversation continua entre eux, jusqu’au moment où commencèrent d’arriver les invités pour la soirée. Alors, don Emilio se mit à la recherche du baron Garnaux, un ancien diplomate, petit homme fort prolixe et très spirituel, qui se piquait de connaître tous les tenants et aboutissants de chacun. Le prenant sans façon par le bras, l’Espagnol déclara :

Il faut que vous me nommiez les gens qui sont ici.

Mais avec plaisir !… Tenez, cette rousse là-bas, c’est Mme de Tournis, qui va jouer le premier rôle dans la comédie que nous entendrons tout à l’heure. Elle est endiablée, vous verrez cela !… Elle cause avec le comte Vorskoff, qui lui donnera la réplique. C’est un jeune premier de grand avenir…

Il nomma d’autres personnes encore, en ajoutant pour chacune quelque explication. Don Emilio l’écoutait d’un air distrait. Son regard venait de se fixer sur Henry, qui causait au milieu d’un groupe d’hommes… Interrompant M. Garnaux, il demanda tout à coup :

Très sérieux, dit-on, ce beau duc de Gesvres ?

Oh ! très, très !… Tout le contraire de son frère, qui ne songe qu’à s’amuser, suivant en cela l’exemple paternel.

Le regard de l’Espagnol s’égara un instant vers Pierre de la Rochethulac, un mince garçon aux traits fatigués, et revint de nouveau à Henry.

Le baron Garnaux, s’en apercevant, poursuivit :

M. de Gesvres est grand seigneur des pieds à la tête… Et quel homme superbe ! Voyez-le près des autres !

L’Espagnol approuva :

Superbe, en effet !… Il a une fortune personnelle, parait-il ?

Mais oui, environ trois millions, je crois.

Est-il exact que celle du duc de Mayonne soit fort diminuée ?

On le prétend, et cela me paraît vraisemblable, car on a mené la vie à grandes guides, dans cette famille. Maintenant, voici qu’il faut en outre payer les sottises du fils cadet… Mais M. de Gesvres, lui, fera le mariage qu’il voudra.

Évidemment.

Don Emilio resta un instant silencieux, continuant de regarder Henry qui souriait en écoutant quelque histoire drôle narrée, avec gestes à l’appui, par Guy de la Rochethulac, un de ses cousins, gros garçon à mine paisible et narquoise qui avait toujours été un de ses camarades préférés. Le baron Garnaux dit aimablement :

Je ne vous ai pas encore fait compliment, monsieur, sur votre charmante nièce. Voyez donc quel empressement autour d’elle !

Il désignait Luisa, assise au milieu d’une petite cour masculine dont elle écoutait les propos d’un air dédaigneux, en agitant nonchalamment son éventail de dentelle.

Don Emilio eut un rire bref.

Vingt-cinq millions de dot, mon cher baron ! Cela vaut la peine qu’on la remarque.

Mais sans cela, pour elle-même…

L’Espagnol leva les épaules.

Oh ! sans cela !… Ma nièce ne se fait aucune illusion, je vous assure. Elle sait que tous ces beaux messieurs désirent son argent pour payer leurs plaisirs, pour se couler la vie facile, et voilà tout. Peut-être épousera-t-elle quand même l’un d’eux — le mieux titré probablement ! Chacun vivra de son côté, et quand elle en aura assez, elle divorcera, comme l’a fait l’année dernière sa sœur aînée. Elle se sera payé le luxe d’être princesse ou duchesse, et si l’expérience ne lui suffît pas, elle trouvera bien à acheter un autre hochet de ce genre.

Oui… mais… ce sont des expériences désagréables…

Beaucoup moins quand on les aborde sans illusions. Or, Luisa n’en a aucune, je le répète. Elle ne croit pas à l’amour, ni à la fidélité, ni à rien de ce genre. Elle sait qu’on l’épousera pour son argent et s’en console philosophiquement d’avance en pensant que par-là, elle aura toujours une immense supériorité sur son mari.

Ah ! vraiment… vraiment… Oui, en effet… oui, c’est un point de vue…

À ce moment M. de Mayonne s’approchait de son fils aîné. L’attirant un peu à l’écart, il lui dit à mi-voix :

Tu offriras ton bras à Mlle Faravès pour la conduire à la salle de théâtre, n’est-ce pas, Henry ?

À Mlle Faravès ? Pourquoi elle, plutôt que d’autres, mon père ?

Elle vient chez nous pour la première fois ; il est donc convenable que tu lui fasses les honneurs de notre demeure.

Les sourcils d’Henry se rapprochèrent légèrement.

Vous savez comme je déteste ces étrangères parvenues, mon père.

M. de Mayonne retint un léger mouvement d’impatience.

Doña Luisa n’a aucunement des manières de parvenue, tu peux le constater. Bien d’autres, à ta place, seraient charmés d’avoir à conduire une aussi jolie personne. Je ne crois donc pas t’imposer un sacrifice excessif en te demandant de me faire ce plaisir.

Soit, si vous y tenez, mon père.

Luisa écoutait avec un sourire distrait Pierre de la Rochethulac, qui lui glissait des compliments assez bien tournés, quand Henry s’approcha d’elle. Sur son visage ambré une légère teinte rose s’étendit aussitôt et ses yeux s’éclairèrent d’un vif reflet de joie.

Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous choisir une place pour la représentation ?

Mais certainement !

Elle se leva avec vivacité et s’éloigna au bras d’Henry, laissant là sa petite cour mortifiée, et Pierre qui marmottait avec colère :

Puisqu’il n’aime pas les étrangères, il aurait bien pu ne pas m’enlever celle-là, monsieur mon frère !

Son cousin Guy vint lui frapper sur l’épaule.

Hein ! mon vieux, c’est une tuile qu’un aîné comme celui-là ? Pas moyen de songer à captiver la belle aux vingt-cinq millions, tant qu’il sera libre. Les héritières — et les autres — n’ont de regards que pour lui.

Oui, une tuile, tu dis bien ! Le titre, la fortune, une allure et des yeux qui tournent toutes les têtes, rien ne lui manque. C’est trop, conviens-en !

Que veux-tu, il ne peut pourtant pas s’enfermer dans une thébaïde, pour te laisser le champ libre.

Évidemment. Mais je voudrais bien qu’il se marie le plus tôt possible, car jusque-là, je ne dois pas espérer faire le beau mariage qui m’est nécessaire. On se toque de lui, comme l’est déjà cette petite Faravès, et le cadet reste dans l’obscurité. Ah ! je te parie bien qu’elle ne va pas prendre avec lui son air de princesse, comme elle le faisait pour nous tout à l’heure !

Non, Luisa ne le prenait pas du tout, cet air !… Souriante et coquette, elle retenait près d’elle Henry en lui demandant des détails sur les peintures de Lebrun qui ornaient le plafond du salon transformé en salle de théâtre. Quand le jeune homme voulut s’éloigner, en prétextant ses devoirs de maître de maison qui l’obligeaient à aider au placement des invités, elle posa un éventail sur la chaise voisine en disant gracieusement :

Je la garde pour vous. Dès que vous serez libre, vous viendrez vous asseoir là, n’est-ce pas ?

Un regard de prière appuya la requête, formulée sur un ton de douceur très inaccoutumé chez la blonde héritière.

On jouait ce soir, sur le théâtre de Mme de Mayonne, une œuvre nouvelle du vicomte de Gancière, auteur et acteur mondain.

Françoise de la Rochethulac y tenait un rôle avec autorité. La petite Mme de Tournis, rousse, vive, endiablée, comme l’avait dit le baron Garnaux, échangeait avec son partenaire des répliques fort lestes, qui soulignaient la profonde immoralité du sujet. Henry, de temps à autre, glissait un regard vers les jeunes filles qui se trouvaient là. Aucune ne rougissait, aucune ne semblait gênée. Elles souriaient, applaudissaient, hardiment. Luisa disait :

« Ah ! charmant !… Quel esprit !… »

Et la pensée d’Henry se reportait, involontairement, vers Yolaine de Rambuges. Celle-ci aurait-elle été choquée, froissée ? La rougeur serait-elle montée à son joli visage ?… Oui, il ne pouvait en douter ! Ce regard décelait tant de fraîcheur d’âme et une vie morale si pure !

Quels beaux yeux ! Jamais encore il n’en avait vu de semblables… Et il aurait voulu les revoir…

Qui sait ! Peut-être la rencontrerait-il, quelque jour ! L’adresse indiquée sur la carte de Mme de Rambuges était assez proche de l’hôtel de Mayonne…

N’est-ce pas que c’est tout à fait amusant et spirituel ?

Penchée vers lui, doña Luisa l’interrogeait avec un air de coquette déférence qui semblait dire :

« Mon jugement attend le vôtre pour se fixer complètement. »

Spirituel, oui, parfois… Amusant, pas du tout. Ce qui bafoue la morale ne l’est jamais pour moi.

Luisa eut un geste de surprise.

Oh ! comme vous êtes sévère !… On me l’avait bien dit, mais je ne le croyais pas… Un jeune homme comme vous. !

Il riposta avec un calme légèrement ironique :

Mais il n’est pas défendu à un jeune homme d’avoir l’âme un peu propre et de juger pour ce qu’elles valent toutes les tentatives de démoralisation.

Elle répéta de la même voix étonnée :

Vous êtes sévère !

Françoise quittait à ce moment la scène et le rideau se baissait pour l’entr’acte, au milieu du brouhaha des voix et des applaudissements.

Doña Luisa dit à mi-voix :

Cependant, votre sœur joue dans cette pièce…

Si j’avais quelque autorité sur elle, si elle était ma femme ou ma fille, elle ne serait pas sur ces planches, pour jouer ce rôle, je vous l’affirme !

Henry avait parlé d’un ton bref, autoritaire, qui réveilla chez Luisa les sentiments d’indépendance, les idées d’émancipation féminine et de libre vie dont, orgueilleusement, elle faisait parade à l’ordinaire. Avec un air de défi, elle riposta :

Il faudrait savoir, monsieur le duc, si votre femme se plierait à cette défense ! Car enfin, ce serait à elle de juger s’il lui convient ou non, d’accepter ce rôle.

J’espère, en effet, qu’elle aurait assez de sens moral pour faire d’elle-même la seule réponse possible. Mais s’il en était autrement, ce serait à moi d’agir et de défendre.

De défendre !

Les yeux d’Henry, les beaux yeux bruns, ironiques et fiers, considéraient le frais visage frémissant d’indignation et orgueilleusement stupéfait.

Et si elle refusait d’obéir ?

Il dit tranquillement :

Quand un homme sait inspirer à sa femme une confiance parfaite, et qu’il a su conserver chez lui son autorité de maître, il est toujours obéi.

Un maître !… Vous croyez encore qu’un mari est un maître ? En vérité, vous en êtes au Moyen Age, à l’Antiquité !… Mais vous ne trouverez plus d’esclaves aujourd’hui, croyez-moi !

La femme n’est esclave que lorsqu’elle le veut bien, doña Luisa. Avez-vous lu ceci, de Ruskin ? “Reines, vous devez toujours l’être pour vos maris et vos fils, reines d’un plus haut mystère pour le monde qui s’incline et s’inclinera toujours devant la couronne de myrte et le sceptre de la femme…” Il y a deux souverains, dans tout foyer bien constitué, deux souverains qui ont leurs devoirs distincts, leur zone de puissance, celle-ci plus secrète, plus voilée chez la femme, et d’autant plus grande qu’elle demeure dans l’ombre, en laissant à l’homme toute l’illusion du pouvoir.

Il ajouta en riant, après un court silence :

Vous voyez que je fais encore la part belle à l’influence féminine, et que je n’ai aucunement des idées de despote ?

Elle murmura :

Oui, je vois… Mais vous serez le maître… un maître sévère…

Ses yeux s’abaissèrent, comme pour échapper au regard d’Henry… Et, machinalement, elle se mit à ouvrir et à refermer son éventail, en paraissant absorbée dans l’examen de la monture d’écaillé blonde incrustée de brillants.



À suivre...

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